Bonjour à tous,
L'Histoire est cette matière complaisante qui se plie à tous les désirs idéologiques. Chacun y trouve ce qu'il cherche : les uns une justification à leurs peurs, les autres une validation de leurs espoirs. L'épisode gothique de Rome ? Un test de Rorschach géopolitique où chaque époque projette ses propres névroses. Mais regardons sans œillères ce miroir antique, même s'il nous renvoie une image déformée de nous-mêmes.
Les Goths n'étaient ni les barbares assoiffés de sang de la propagande impériale, ni les gentils réfugiés de notre révisionnisme moderne. Ils étaient ce que nous sommes tous : des êtres complexes pris dans les convulsions de l'Histoire, tentant de survivre dans un monde qui s'effondre.
Fuyant les Huns - ces véritables machines de guerre - ils se sont retrouvés face à un Empire romain déjà gangrené de l'intérieur. Non pas par leur faute, mais par deux siècles de guerre civile larvée, de dévaluation monétaire systématique, de corruption endémique. Les Goths n'ont pas fait tomber Rome ; ils ont poussé un cadavre qui tenait encore debout par habitude.
Ceux qui brandissent l'exemple gothique aujourd'hui commettent l'erreur fondamentale de confondre symptôme et cause. C'est comme accuser la fièvre d'avoir tué le malade plutôt que l'infection qu'elle signale.
Rome n'est pas tombée à cause des migrants. Elle est tombée parce qu'elle avait cessé d'être Rome. Quand vos élites préfèrent leurs villas en Gaule aux responsabilités du Sénat, quand vos légions sont plus loyales à leur général qu'à l'idée de Rome, quand votre monnaie ne vaut plus que le métal qu'elle contient, les barbares aux portes ne sont que le dernier acte d'une tragédie écrite depuis longtemps.
La vraie leçon des Goths n'est pas celle que les démagogues veulent nous vendre. Ce n'est pas "fermez les frontières ou périssez". C'est plus subtil, plus terrible : une civilisation meurt d'abord de l'intérieur. Maximinus payant tribut aux Goths ? C'est notre QE infini, notre fuite en avant monétaire. Les rivalités internes qui affaiblissent les défenses ? C'est notre polarisation politique qui transforme chaque débat en guerre civile verbale. L'incapacité à intégrer les nouveaux venus ? C'est notre échec à créer un récit commun dans lequel tous peuvent se reconnaître.
Nous vivons le paradoxe suivant : nous avons créé des sociétés si confortables qu'elles en deviennent incapables de gérer l'inconfort. Si atomisées qu'elles ne peuvent plus absorber l'altérité. Si relativistes qu'elles ne savent plus ce qu'elles défendent.
Les migrants d'aujourd'hui - qu'ils fuient la guerre, la misère ou simplement cherchent une vie meilleure - arrivent dans des sociétés qui ont perdu leur colonne vertébrale culturelle. Non pas érodée par eux, mais autodissoute dans l'acide du consumérisme et du nihilisme post-moderne.
D'un côté, l'humanité élémentaire exige l'accueil de ceux qui fuient la mort. De l'autre, la réalité mathématique impose des limites à toute capacité d'absorption. Entre les deux, le néant : l'absence de vision, de projet, de transcendance qui permettrait de naviguer cette tension. Les Romains au moins savaient qui ils étaient. Leur échec fut de ne plus pouvoir l'être. Nous, nous ne savons même plus qui nous sommes. Notre échec est de ne plus vouloir l'être.
L'imposture de gauche : prétendre que les flux migratoires massifs n'ont aucun impact, que les cultures s'enrichissent automatiquement au contact, que l'économie en bénéficie toujours. C'est nier la réalité complexe des frictions, des coûts, des transformations parfois douloureuses. L'imposture de droite : fantasmer un âge d'or homogène qui n'a jamais existé, ignorer que toute civilisation vivante est métissage et transformation, oublier que les "barbares" d'hier sont les citoyens d'aujourd'hui.
Le défi n'est pas de stopper les migrations - aussi illusoire que d'arrêter la tectonique des plaques. Le défi est de retrouver une vitalité civilisationnelle suffisante pour transformer ces flux en force plutôt qu'en faiblesse. Rome a échoué non pas parce qu'elle a accueilli les Goths, mais parce qu'elle n'avait plus la force vitale de les romaniser. Elle n'avait plus rien à leur offrir qu'une coquille vide, un titre sans substance.
La question n'est donc pas "combien pouvons-nous accueillir ?" mais "qui sommes-nous pour accueillir ?" Si nous ne sommes qu'un marché, qu'un espace de consommation, qu'un territoire administratif, alors effectivement, nous sommes condamnés. Mais si nous retrouvons - ou réinventons - un projet civilisationnel, une transcendance laïque ou sacrée, une fierté qui ne soit pas arrogance, une identité qui ne soit pas exclusion, alors les flux migratoires redeviennent ce qu'ils ont toujours été dans l'Histoire : le carburant du renouveau.
Aurélien a repoussé les Goths temporairement. Mais en redessinant les frontières, en abandonnant la Dacie, il n'a fait que reporter le problème. Les murs qu'il a construits autour de Rome témoignent moins de sa force que de sa peur. Nous construisons nos propres murs aujourd'hui - physiques, administratifs, mentaux. Mais les murs ne protègent que les vivants. Pour les civilisations mortes, ils ne sont que des pierres tombales.
La vraie question n'est pas de savoir si nous suivrons le chemin de Rome. C'est de savoir si nous aurons le courage de regarder en face pourquoi nous le suivons déjà. Non pas à cause de ceux qui arrivent, mais à cause de ce que nous sommes devenus : des gestionnaires de déclin plutôt que des bâtisseurs d'avenir.
Les Goths ne sont pas notre problème. Nous sommes notre problème. Et tant que nous refuserons de l'admettre, nous continuerons à danser sur les ruines en accusant ceux qui ramassent les gravats.
Bien à vous