Margerie entretient sa fièvre de l'or noir
Magazine Challenges |11.2007 |
La rencontre avec le directeur général de Total, jeudi 25 octobre, à Paris.
Il est le patron de l'une des toutes premières entreprises de la zone euro. Le numéro deux du Cac 40. Il porte un nom à particule. Il pourrait écraser tout le monde de sa morgue. Mais Christophe de Margerie, PDG de Total, ne donne pas dans ce genre-là. Il est plutôt chaleureux, brouillon, une éternelle cravate mal nouée autour du cou, et porte une légendaire moustache. Ce matin-là, «Moustache» est à l'heure. Le fait est si exceptionnel que lui-même le remarque : «Il paraît que je suis souvent en retard, plaisante-t-il. Je l'ai lu dans la presse.» Il est fier de montrer «sa» tour, qu'il fait visiter comme un émir. «Cette pièce a vraiment un beau volume.» Il feint de s'ébahir en traversant un salon de forme triangulaire, très haut de plafond. «La première fois que j'y suis venu, dans les années 70, je m'étais déjà fait la réflexion qu'elle était superbe.» A l'époque, Margerie n'était qu'un obscur cadre sup' de Total, et la tour était celle de la grande major française, Elf.
Depuis, Total a absorbé le flamboyant empire Elf. Et Moustache dirige un groupe de 95000 salariés qui ne sait plus que faire de ses 12 milliards d'euros de bénéfice. Une société présente dans 130 pays («dont 40 pays pétroliers, et c'est déjà suffisamment compliqué»). A travers les baies vitrées, on aperçoit la masse noire de la tour Areva. Du 44e étage, le patron de Total la domine. Il fait semblant de s'étonner : «Ah bon ? Je dis toujours que leur tour est plus haute que la nôtre...» Tout le monde s'interroge et l'interroge sur le Meccano nucléaire Bouygues-Alstom-Areva. Il n'en dira pas plus. Madré, le patron de Total est capable de tenir en haleine un journaliste pendant deux heures sans laisser échapper une info. Pas même en off ou en triple off. Christophe de Margerie, quand il parle, n'est pas un patron du Cac 40, juste un passionné de son métier. Et son métier, c'est le pétrole. La conversation, que Moustache pilote à merveille, y revient toujours.
Le pétrole, une passion
Ce matin, le baril oscille autour de 90 dollars et Jean-Louis Borloo fait son show vert Rue de Grenelle. Le pétrole ? La planète en est malade. «Un jour ou l'autre, il faudra bien qu'on passe à autre chose que l'énergie fossile. Et nous nous y préparons, c'est un devoir.» En attendant, l'or noir, il adore. Une passion qui mêle économie, technique et géopolitique. Que l'on ne vienne pas avec des idées simplistes lui faire la leçon sur tel ou tel pays où Total est présent. «Comment voulez-vous attirer une jolie femme si vous lui dites qu'elle est moche et que sa famille est horrible !» En clair, l'attitude de certains pays occidentaux n'est sans doute pas étrangère à la tension actuelle des prix sur le pétrole. Plein de fougue et de passion, on attend qu'il dérape, qu'il émette une critique ciblée. Rien. Il enchaîne sur le Grenelle de l'environnement, un sujet qui le passionne. Bien évidemment. Ses conseillères en communication rappellent la règle du off. Là, il y a danger.
Christophe de Margerie est capable de se lâcher. On commence par l'éolien. «Le vent, c'est du vent. Les pays qui font de l'éolien en grand émettent plus de CO2 que nous. Alors vraiment, ce n'est pas la solution. L'offshore, à Total, on connaît bien. Le prix sera exorbitant.» Et le nucléaire ? Il va falloir attendre. Moustache a décidé de passer en revue toutes les autres énergies. Un (long) couplet sur le solaire et la biomasse, sur lesquels Total planche sérieusement, sur l'avenir radieux du gaz... Oui, mais le nucléaire et Areva ? «Attendez, attendez, dit-il, en conteur ménageant ses effets. Vous êtes trop franco-français. Je vais commencer par les diversifications possibles dans l'ensemble du monde.» Il louvoie, contourne, fait semblant de se perdre dans son propre discours. Ne dit que ce qu'il veut bien dire. Un excellent commercial qui sait comment taire ce qui fâche en faisant semblant d'avoir son franc-parler. Est-ce calculé chez lui ? Pas sûr. En tout cas, il sait toujours s'arrêter à temps dans ses digressions. Et pour finir, le nucléaire, alors ? La réponse arrive enfin, c'est une boutade : «Total a plus intérêt à faire du gaz qu'à faire du nucléaire.» Et hop ! il caresse sa moustache.
Le baril, pas assez cher !
Bon. Retour au pétrole. A quand le baril à 100 dollars ? «Malgré les réserves, on ne peut augmenter la production. Un puits ne peut donner qu'un certain nombre de barils par jour, et il n'y a pas de capacités excédentaires.» Comme la demande continue de croître, le prix monte, «les fondamentaux sont durablement à des prix élevés». En tripotant son noeud de cravate, il ajoute, sûr de son effet : «Nous n'avons toujours pas testé l'élasticité de l'offre et de la demande.» En clair, le pétrole n'est pas encore assez cher pour déclencher un vrai changement de comportement. Pas assez cher ! «Sur le moyen terme, le pétrole a augmenté moins vite que le parfum ou l'eau. On s'était habitué à un baril pas cher.» Margerie a déjà une bonne demi-heure de retard à son prochain rendez-vous. On ne saura pas quand le baril sera à 100 dollars.