Bonjour M. Salle, avez-vous hésité lorsque vous avez été contacté par le conseil d'administration d'Atos ? Même pour l'homme de défis que vous êtes, la mission s'annonce ardue…
Non, je n'ai pas hésité. C'est peut-être le défi le plus compliqué de ma carrière effectivement, mais il n'y a jamais eu d'hésitation. Cela faisait sept ans que j'étais du côté d'Emeria/Foncia et j'y avais réalisé tout ce que je pensais pouvoir faire. Et puis, je pense que de toute façon, le pouvoir au sein d'une entreprise use donc il faut savoir passer le relais.
Comment avez-vous trouvé les équipes à votre arrivée ? Fatiguées, on imagine, après trois ans d'incertitudes et de craintes quant à l'avenir de la société ?
Elles étaient à la fois inquiètes et sonnées, car il est vrai que la société a pris un coup, Atos a perdu deux milliards d'euros de revenus en deux ans, mais les équipes étaient soulagées, car la restructuration financière était terminée depuis décembre. Une des forces rapidement identifiées est qu'elles sont très attachées à l'entreprise et que les salariés sont restés fidèles, en particulier le « top 3.000 » sur lequel le taux de turnover est resté très limité, autour de 6 %.
Atos a connu de nombreux patrons ces dernières années. Comptez-vous vous installer dans la durée contrairement à vos prédécesseurs ?
Absolument. Rester sept ou huit ans comme chez Emeria, faire deux mandats de quatre ans, me semble bien. Ensuite, je n'aurai plus l'âge pour être PDG, il faudra que quelqu'un de plus jeune prenne la relève. Nous pourrons recruter un nouveau PDG ou je pourrai en former un en interne, là où il y a des candidats potentiels. Mais ce sera le sujet de mon deuxième mandat.
D'ici là, vous avez une mission : redresser la barre. Comment allez-vous vous y prendre ?
La société sera redressée bien avant la fin de mon premier mandat, certainement d'ici la fin de l'année prochaine.
Cela passera par le plan stratégique baptisé « Genesis », prévoyant un chiffre d'affaires compris entre 9 et 10 milliards d'euros à horizon 2028, assorti d'une marge opérationnelle d'environ 10 %. Ces objectifs semblent réalistes, même si vous partez de loin sur la rentabilité (marge opérationnelle de 2,1 % en 2024). Quels leviers avez-vous identifiés pour y parvenir ?
Les leviers à activer sont à la fois simples et nombreux. Cela passera par une amélioration de l'efficacité de nos coûts directs et indirects. Sur le premier point, l'objectif principal sera d'augmenter le taux d'activité de nos ingénieurs, le billability rate. L'objectif sera de porter notre taux de facturation à 85 %, alors que nous sommes aujourd'hui aux alentours de 77 % ou 78 %. Trois points de pourcentage rapportent environ un point de marge donc cela nous rapportera environ trois points de marge. Ensuite, nous allons travailler sur les coûts indirects, à savoir les fonctions support. Nous allons réduire nos effectifs d'environ 1.000 personnes pour gagner encore un point de marge. Puis le move to offshore et le move to agentic soit la délocalisation et le recours à des agents d'IA rapportera également entre un et deux points. Nous cherchons également à réduire nos frais non personnels à hauteur d'une centaine de millions d'euros, donc encore un point se balade ici. Et, enfin, la croissance de nos activités nous rapportera également quelques points.
Vous avez également abandonné le projet de scission et opté pour une large réorganisation opérationnelle. Pouvez-vous détailler celle-ci ?
Nous avons décidé de conserver deux marques, Atos et Eviden, car le monde des services et celui du logiciel sont très différents. Ce ne sont ni les mêmes façons de travailler ni les mêmes forces commerciales. Il y aura six lignes de métiers au sein d'Atos (Cloud & infrastructure, Services de cybersécurité, Données et IA, Applications digitales, Plateformes intelligentes et Environnement de travail numérique). Nous opérerons à partir de six pôles régionaux. De son côté, Eviden sera organisé autour de trois lignes de produits : Cybersécurité, Systèmes critiques et Vision par ordinateur basée sur l'IA, puisque nous allons céder l'activité de supercalculateurs à l'Etat (pour 300 millions d'euros, auxquels s'ajoutent 110 millions de compléments de prix).
S'agit-il de la dernière cession ?
En termes d'activités, oui, c'est la dernière. Mais nous allons céder quelques pays. Aujourd'hui, nous sommes actifs dans 80 pays, ce n'est pas raisonnable. Dans beaucoup d'entre eux, nous ne gagnerons pas le combat, nous ne serons jamais dans une position de leader, donc cela n'a pas de sens de rester.
Les acquisitions seront donc ciblées sur certaines zones géographiques ?
Oui, nous aimerions dépenser aux alentours d'un milliard d'euros dans des acquisitions ciblées, qui ajouteront entre 500 millions et un milliard de chiffre d'affaires à horizon 2028. Nous allons concentrer nos efforts sur certains pays européens et sur les Etats-Unis.
Comment va se traduire la réorganisation des effectifs ?
L'objectif est d'atteindre 60.000 salariés l'an prochain (contre 74.000 fin mars). L'activité Supercalculateurs représente 2.500 personnes. La fermeture de certains pays concernera environ 7.000 salariés supplémentaires. Il y aura également des plans de départ ainsi que des mises à la retraite. Nous avons également entre 14 % et 15 % de turnover chaque année donc nous jouerons là-dessus pour ajuster nos effectifs, en recrutant un peu moins que le nombre de départs.
L'IA est également au coeur de votre plan stratégique…
Oui, tous nos salariés seront formés à l'IA d'ici l'année prochaine, et nous porterons cette ligne de métier de 2.000 à 10.000 collaborateurs à horizon 2028. L'idée principale est de capitaliser sur notre expertise en la matière pour proposer à nos clients des offres à plus forte valeur ajoutée. Nous en sommes toutefois encore à un stade précoce, le marché n'est pas encore mature. Nous avons un peu de retard à l'allumage sur le move to agentic (MTA), [soit le recours à des agents d'IA autonomes] mais nous allons pouvoir jouer cette partie car le jeu n'a pas vraiment commencé. Le MTA va faire bouger les lignes sur pas mal de métiers dans les prochaines années, et notre rôle sera de conseiller nos clients sur la meilleure manière de l'implémenter.
Un autre sujet brûlant, pour Atos, concerne l'évolution du cours de Bourse. Comment comptez-vous regagner la confiance de vos actionnaires, et plus largement du marché ?
La vérité est qu'effectivement, beaucoup de nos actionnaires ont été ruinés ces dernières années. Sur les marchés, la confiance et la réputation se perdent en deux temps trois mouvements mais se regagnent étape par étape. Il faut que les actionnaires me fassent confiance et regardent ce que nous allons faire trimestre après trimestre. Il ne faut pas avoir les yeux rivés sur le cours, qui ne fera que transcrire les actions que nous allons mettre en oeuvre via Genesis ces prochaines années. Mais théoriquement, Atos devrait avoir une capitalisation boursière largement supérieure à celle d'aujourd'hui. Personnellement, je pense qu'Atos reviendra au sein du Cac 40, cela prendra un peu de temps mais c'est faisable.
Un point sur la structure capitalistique. L'actionnariat est actuellement très éclaté post-restructuration financière, est-ce un problème selon vous ?
L'actionnariat est effectivement éclaté, nous avons deux actionnaires à 9 %, un fonds américain (D.E Shaw) et un britannique (Melqart) puis plusieurs fonds de dette aux alentours de 5 %. Ce sont des investisseurs de court terme qui sortiront rapidement du capital, sans doute d'ici la fin de l'année prochaine. Mais je ne sais pas si nous avons besoin d'un actionnaire de référence sachant que l'Etat a toujours sa golden share (liée au prêt de 50 millions d'euros accordé l'année dernière), lui permettant de nous forcer à céder certaines activités stratégiques si un actionnaire dépasse 10 % du capital.
Vous avez personnellement participé à la dernière augmentation de capital à hauteur de 9 millions d'euros, mais comptez-vous également associer les dirigeants et les autres salariés au capital ?
Oui, les cadres dirigeants vont être incentivés [motivés], tout comme une partie des commerciaux. J'avais négocié avec les actionnaires un plan, voté en janvier, permettant d'allouer 10 % du capital aux salariés et dirigeants de la société. Ce plan d'actionnariat, via une distribution d'actions gratuites, est uniquement lié à l'évolution du cours de Bourse. Pour toucher 100 % de ces actions, il faut que le cours soit multiplié par quatre sur les quatre prochaines années. En dessous de deux fois, nous ne toucherons rien.