
Richard Thaler, lauréat 2017 du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques. (crédit : Chatham House, London)
La courte interview video de Richard Thaler, lauréat 2017 du Prix de la Banque de Suède en sciences économiques (dit prix Nobel d'économie) est intéressante à visionner selon nous.
L'Américain docteur en économie y fait part de son plaisir d'être le quatrième spécialiste de la finance comportementale à avoir été distingué par l'attribution de la prestigieuse récompense, après George Akerlof en 2001 (circulation non homogène de l'information utile), Daniel Kahneman en 2002 (biais cognitifs causes de comportements se révélant être irrationnels dans certains contextes) et Robert Shiller en 2013 (biais cognitifs).
Plus intéressant, on peut détecter dans l'interview quelques signaux faibles mais tangibles de grande lassitude : ("… mmmmhhh … it's been a long journey …")
On peut imaginer les difficultés que Richard Thaler et ses pairs ont rencontré à tenter de faire valoir à leurs contemporains que l'économie et la finance, sciences sociales, ne sont pas nécessairement parfaitement représentées par des schémas théoriques mathématiques frisant parfois le dogme et l'hermétisme.
Raccourcis mentaux
En effet, commencer tout de go par chercher à convaincre autrui de l'utilité d'être conscient de ses biais cognitifs peut s'avérer aussi vain, inconscient ou prétentieux que projeter de soigner une carie dentaire d'un gorille mâle dominant à dos argenté non anesthésié. D'ailleurs, à lui seul, le terme "biais" véhicule à l'évidence des connotations péjoratives et offensives peu amènes pour le public-même à avec lequel on chercherait à entrer en communication pour tenter de le convaincre…
Aussi, pour éviter que trop de nos patients lecteurs n'arrêtent leurs efforts trop tôt, préférerons-nous utiliser plutôt le terme "heuristique" (de jugement, de comportement…), qui désigne communément une méthode de résolution d'un problème qui ne passe pas par son analyse longue et détaillée mais par son rapprochement approximatif et quasi immédiat avec une catégorie de situations données déjà identifiées. "Heuristique" ne souffre pas de la connotation négative associée à "biais" (et tous ses dérivés…), et sa définition même explique pourquoi chacun d'entre nous utilise en permanence et inconsciemment ces "raccourcis" généralement si pratiques et si efficaces.
Ainsi, par exemple, il nous est devenu naturel de ne pas avoir à réfléchir pour lacer nos chaussures le matin, réagir à l'ordre d'un gendarme à un carrefour, accompagner le freinage du métro par une légère inclinaison correctrice de son corps, ou s'apprêter à appuyer à droite pour croiser un piéton arrivant en face dont on aurait détecté qu'il regarderait ostensiblement par-dessus notre épaule gauche.
Ainsi, nous sommes livrés chaque jour à un nombre incalculable de réflexes conditionnés, ou raccourcis d'opérations mentales automatiques, intuitives et rapides, rendues inconscientes tant par des millions d'années de sélection naturelle et d'évolution de l'espèce que par des dizaines d'années d'apprentissage, d'éducation et d'expérience au niveau de chaque individu.
Des réflexes contre-productifs
Généralement extraordinairement utiles ces heuristiques peuvent dans certains cas, notamment dans des contextes économiques et financiers, en particulier dans des périodes tendues ou intenses, s'avérer contre-productives.
La finance comportementale, ses quatre prix Nobel, mais aussi de nombreux chercheurs et auteurs d'ouvrages intéressants (cf liste à la fin de ce texte) ont décrit ces phénomènes pouvant conduire à des décisions financières parfois sous-optimales, l'essor récent des sciences cognitives ayant permis de renforcer certaines de ces constatations.
L'effet cumulés de ces heuristiques, sein d'une fraction suffisamment importante des intervenants des marchés, peut finir par créer des inefficiences temporaires de cours constituant autant d'opportunités dont certains acteurs actifs, rationnels et conscients pourront chercher à tirer parti en achetant à un prix intéressant ce qui est injustement délaissé pour de "mauvaises" raisons et vice versa.
Au passage, notons que ces acteurs rationnels cherchant à tirer parti des inefficiences de marché seront particulièrement exposés à l'inconfort que procure le sentiment de "ne pas faire comme tout le monde" car c'est précisément cet inconfort qui explique pourquoi nous avons tous tendance à préférer risquer d'avoir tort avec les autres que prendre le risque d'avoir raison tout seul. Cette sensation négative, souvent décrite par les praticiens des marchés les plus "successful", peut parfois les conduire à abréger leur carrière quand l'inconfort devient difficile à gérer. Ainsi George Soros aime-t-il dire : "To be in the game, you have to be willing to endure the pain"…
De la même façon, nous pensons que la lassitude exprimée par Richard Thaler dans la courte video suscitée peut être reliée aux murs d'incompréhensions - bien naturels, pour lui comme pour nous tous …- qu'il a fallu qu'il abatte ou contourne pendant toute la durée de sa carrière professionnelle.
Paternalisme bienveillant
Dans l'intéressant ouvrage coécrit en 2008 avec Cass Sunstein, "Nudge, la méthode douce pour inspirer la bonne décision", Richard Thaler développait le concept de "Paternalisme bienveillant", par lequel les pouvoirs publics, les entreprises privées ou chacun d'entre nous peut positivement influencer les comportements spontanés d'autrui pour contribuer à des progrès dans des domaines aussi divers que la santé publique, l'épargne, l'écologie, l'utilisation frugale des ressources, ou encore la propreté de lieux publics très empruntés…
Pour ce faire, l'argumentaire s'appuie sur l'identification de deux processus très différents coexistant au sein du cerveau humain pour déterminer nos comportements et nos décisions. Ainsi, nos processus cognitifs pourraient schématiquement être scindés en deux catégories : une partie "Homer Simpson", spontanée, sans effort, associative, rapide, inconsciente, et une autre de type "Docteur Spok", contrôlée, pénible, déductive, lente, et consciente.
Richard Thaler préconise d'utiliser l'Homer Simpson en nous pour que les pouvoirs publics ou les entreprises nous influencent avec bienveillance pour améliorer notre hygiène, travailler à notre santé, ou améliorer la rentabilité de notre épargne.
De façon plus prosaïque et modeste, EQUITY GPS propose d'utiliser l'Homer Simpson chez certains intervenants des marchés pour profiter des inefficiences ponctuelles qu'ils auraient pu créer par leur comportement partiellement inapproprié.
Ci-après, pour mémoire, un court rappel, non exhaustif, de quelques heuristiques cognitives, leurs conséquences et la façon avec laquelle EQUITY GPS tente de les identifier :
Heuristiques pouvant être à l'origine d'inefficiences |
Inefficiences créées |
Leviers pour tirer parti des inefficiences créées |
Heuristique de familiarité |
Limitation de ses choix potentiels, diversification insuffisante |
Maintenir capacité d'analyse sur univers de valeurs le plus large possible |
Heuristique de conformité (instinct grégaire) |
Hauts et bas des cours des marchés, des valeurs, des secteurs |
Maintenir analyse systématique avec critères pertinents de valorisation |
Heuristique de confirmation (écoute selective) |
Tendances à la hausse ou à la baisse |
Maintenir analyse systématique des points d'inflexion dans les perspectives financières des sociétés |
Perception limitée |
Permet aux inefficiencies d'apparaître et perdurer, avant d'être arbitrées |
Traiter nombre important d'informations pertinentes et en restituer l'analyse sous forme appropriée |
Gilles Bazy-Sire, Equity GPS
Nous proposons ci-dessous une liste non exhaustive de quelques ouvrages qui nous paraissent bien illustrer le domaine de la Finance Comportementale. A tout seigneur tout honneur, nous commençons par l'intéressant ouvrage écrit par un des grands partisans de la théorie des marchés efficients et donc un des critiques les plus résolus de la Finance Comportementale, Burton Malkiel.Bibliographie Finance Comportementale
A random walk down Wall Street, Burton Malkiel
Développement de nombre d'arguments, théoriques comme expérimentaux, en faveur de la théorie des marchés efficients d'Eugène Fama (théorie opposée aux arguments avancés par la Finance Comportementale). L'auteur développe la thèse selon laquelle il serait improbable d'arriver à sur-performer les indices via un choix "actif" de titres. Il vaudrait mieux, si on souhaitait investir en actions, procéder "passivement" via des fonds indiciels. L'auteur a inventé l'image ironique, désormais célèbre, du "singe aux yeux bandés sélectionnant des titres en lançant des fléchettes", symbolisant un processus de décision aléatoire, dont les performances s'avèrent statistiquement similaires ou meilleures que la moyenne des gestionnaire de portefeuille actifs.
A short history of financial euphoria , John Galbraith
Dans cet ouvrage tardif, l'économiste américain le plus influent de l'après guerre détecte la présence de deux ingrédients systématiques dans toutes les euphories financières de l'histoire, à commencer par la spéculation sur les oignons de tulipe en 1640 ou celle de la Compagnie des Mers du Sud en 1720 : l'expansion excessive du crédit et la psychologie moutonnière des foules. Conjugués à la mémoire courte des acteurs des marchés financiers, ces causes se retrouvent régulièrement à l'origine de cycles d'euphorie et de dépression. L'auteur peut être considéré comme un des précurseurs de la théorie de la Finance Comportementale.
Irrational exuberance, Robert Shiller
Une mise en perspective historique de l'évolution de la valorisation des actifs (immobilier, actions, obligations d'états) sur le très long terme (depuis la fin du 19ème siècle) et des facteurs psychologiques qui concourrent à la succession de phases d'exagérations dans les deux sens (bulles ou déprimes).
Manias panics and crashes, a history of financial crises, Charles Kindleberger
Exploration de l'histoire des nombreuses crises financières et crashs des marchés de valeurs depuis le 17ème siècle. Toujours dramatiquement vécues à l'époque où elles apparaissent, les crises acquièrent une patine de relativité avec le recul historique. Beaucoup d'entre elles ont été précédées par des excès d'endettement, dont la nécessaire résorption ne s'effectue jamais facilement.
Psychologie de l'investisseur et des marchés financiers, Michael Mangot
L'auteur décrit avec précision le domaine de la Finance Comportementale
The Wall Street Waltz, Kenneth Fischer
Entrepreneur et gestionnaire de patrimoine à succès, l'auteur y econstitue de rares et longues séries chiffrées, vieilles parfois de plusieurs siècles, d'indicateurs économiques et financiers qui, mis en perspective, paraissent obéir à des schémas rationnels et compréhensibles. Un des grands praticiens des marchés spécialiste de la Finance Comportementale, il a par ailleurs popularisé dans ses ouvrages le critère du "taux de capitalisation du chiffre d'affaires" (debt-adjusted price to sales ratio).
Autres ouvrages particulièrement intéressants :
52 erreurs de jugement qu'il vaut mieux laisser aux autres, Rolf Dobelli
An analysis of Decision under Risk (Prospect Theory), Daniel Kahneman & Amos Tversky
Animal spirits:how human psychology drives the economy, Robert Shiller & George Akerlof
Choices, values and frames, Daniel Kahneman & Amos Tversky
Finance comportementale, Marie-Hélène Broihanne, Maxime Merli, Patrick Roger
Lectures on Conditioned Reflexes, Ivan Pavlov
The behavior of stock Market Prices, Eugene Fama
The invisible Gorilla: and other ways our intuitions deceive us, C Chabris, D Simons
Nudge. Improving Decisions about Health, Wealth and Happiness, R Thaler & C Sunstein
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