Soitec : Champion du SBF 120 sur 3 ans et prix de la «recovery»
La remise de ce double prix au fabricant de matériaux semi-conducteurs sur isolant était l'occasion de revenir sur les éléments qui ont permis à la société grenobloise de redevenir rentable et de bénéficier de perspectives, aujourd'hui porteuses. Rencontre avec son directeur général, Paul Boudre.
Ce prix est la reconnaissance de votre technologie, après des années de difficultés, et de votre redressement. Qu'est-ce qui explique ce retour à meilleure fortune et le changement de perception des marchés sur Soitec ?
Une entreprise doit avoir une vision, les bons produits et les bons marchés. Il y a cinq ans, nous étions positionnés sur le marché des ordinateurs et des consoles de jeux, alors que la demande se déplaçait vers la mobilité. Dans ce domaine, nous disposions déjà d'une technologie utilisée pour la radiofréquence, le RF-SOI, et nous avons développé, pour de nouvelles applications, le FD-SOI dont l'équation performances-coûts-consommation est supérieure à celle des technologies concurrentes. Notre approche a aussi changé : nous travaillons nos produits avec nos clients finaux, c'est-à-dire avec les sociétés qui conçoivent des composants électroniques et les font produire par des fonderies. Ce sont eux les grands donneurs d'ordre du secteur, et nous nous en sommes rapprochés en les interrogeant sur la nature du problème qu'ils veulent résoudre. C'est ainsi que nous avons recréé de la crédibilité autour de nos produits, en travaillant, par exemple, avec Sony ou Qualcomm. Le RF-SOI est devenu un standard. Cela a changé le regard du secteur. Pour la petite histoire, nous avons défini avec Peregrine le matériau avec lequel ils ont pu entrer dans l'iPhone d'Apple, cela ayant été, à l'époque, un élément clé pour leur introduction en Bourse. Un autre facteur important de notre redressement a été de convaincre des investisseurs : Bpifrance, son directeur général, Nicolas Dufourcq, le CEA et NSIG nous ont soutenus. Enfin, nous avons aussi regagné en crédibilité en annonçant ce que nous allions faire et en le faisant, trimestre après trimestre.
Qu'est-ce qui vous permet de penser que, aujourd'hui, Soitec est sorti d'affaire ?
Il a fallu quatre à cinq ans aux grandes fonderies pour confirmer l'intérêt du FD-SOI face à la technologie concurrente, le FinFET d'Intel, avec des avantages en matière de coûts, de complexité ou d'intégration au design des produits. Mais, aujourd'hui, tout le monde est convaincu de la valeur de nos technologies. D'ailleurs, l'écosystème a énormément investi dans des plates-formes permettant de fabriquer des processeurs à base de FD-SOI. C'est le cas de GlobalFoundries et de Samsung, les plus grandes fonderies, qui ont mis des millions de dollars pour travailler cette technologie en 28 nm et au-delà. Côté rentabilité, nous pouvons atteindre 30 % de marge opérationnelle à pleine capacité. Mais nous travaillons aussi en permanence sur nos coûts, car les années difficiles ont laissé des traces.
Vous allez investir 120 millions d'euros pour accroître vos capacités de production. N'aurait-il pas été préférable de profiter de la phase de croissance actuelle avant de relancer d'importants investissements ?
Nous venons d'annoncer de bons résultats, et nous en profitons pour anticiper. Il y a déjà huit mois, nous avons relancé notre usine à Singapour, mise en sommeil lors de la crise, et, pourtant, on ne verra les premières plaques de silicium sur isolant sortir pour la certification qu'à la fin de l'année. C'est long, mais nous pourrons ensuite augmenter progressivement nos capacités de production. Nous devons, par ailleurs, finaliser les extensions de capacités en France : le site de Bernin I est saturé, celui de Bernin II le sera l'an prochain. Nous devons donc faire des investissements de capacités si nous voulons suivre la demande. Nous disposons de visibilité grâce à des contrats à long terme avec nos clients. Ces derniers veulent s'assurer de la disponibilité des produits. Nos contrats sont au minimum d'une durée d'un an et certains partenaires demandent des accords pluriannuels. Nous avons à nous assurer de la disponibilité du silicium. Il n'existe que cinq fabricants dans le monde. Le coût de cette matière première monte, mais nous sommes capables de répercuter la hausse sur nos prix de vente.
Qu'est-ce qui va soutenir votre croissance au cours des prochaines années ? Comment voyez-vous Soitec dans cinq ans ?
Je pense que nous avons refermé le chapitre de la recovery ; nous ouvrons celui de la croissance, et cela va durer. Nos familles de produits, destinées à différentes applications, ciblent quatre marchés : le smartphone, l'automobile, les serveurs informatiques pour le cloud et l'Internet des objets. Nous allons profiter d'une vague de croissance à long terme. Ainsi, bien que le marché des smartphones, moteur de notre redressement, soit stable, il reste pour nous une source de croissance : dans chaque appareil, la surface de SOI croît avec les nouvelles générations et les nouvelles fonctions, avec la 4G puis la 5G, avec bientôt les amplificateurs et les filtres en plus des interrupteurs et des antennes. Nous allons également proposer un nouveau substrat basé non plus sur le silicium mais sur un matériau piézo-électrique. Nos perspectives sont également portées par nos trois autres marchés dans lesquels la logique est la même. Celui de l'automobile prendra plus de temps, mais il sera conséquent pour nous. Nous avons un partenaire historique dans ce domaine, NXP, et nous travaillons également avec Mobileye. En ce qui concerne les objets connectés, Soitec est, par exemple, présent dans l'assistant d'Amazon, Alexa, et des constructeurs, comme BMW, ont annoncé son intégration à certains modèles de voitures. Quand on rêve à ce que sera le futur dans la santé, la mobilité, la maison ou dans notre façon de travailler, rien ne se fera sans Soitec, ou alors il faudra rêver différemment.
Sera-t-il nécessaireque Soitec s'adosse ?
La question pouvait se poser en 2015, mais Bpifrance, CEA et NSIG ont soutenu notre stratégie visant à devenir le numéro un mondial des matériaux semi-conducteurs innovants. Nous ne sommes qu'au début de notre courbe de croissance. Bien sûr, nous allons représenter de plus en plus de valeur et d'intérêt pour certains acteurs, mais notre ambition est de continuer de façon indépendante.
Pensez-vous que la France et l'Europe défendent assez l'industrie des semi-conducteurs face aux Etats-Unis ou à la Chine ?
Soitec, porte-parole, pousse l'Europe, notamment via l'IPCEI, programme d'intérêt européen commun, à soutenir les acteurs européens de la filière. Il faut que les pouvoirs publics comprennent l'enjeu des semi-conducteurs pour toutes les industries. Ils constituent la colonne vertébrale de la transformation de nombreux domaines. Il existe une volonté concrète de l'Europe de s'impliquer. Les modalités de son action sont en cours de définition et le message est très positif. La R&D européenne est bien protégée, mais les lignes de production, les usines et les entreprises doivent l'être aussi, car elles sont stratégiques.