Autre hypothèse, l’opération British Telecom serait purement opportuniste: «Patrick Drahi est monté au capital parce que c’est une entreprise sous-évaluée et qu’elle a un plan massif d’investissement dans la fibre», explique un de ses proches. On prête aussi à «l’homme du câble» la volonté de filialiser le réseau de British Telecom pour y faire entrer des fonds spécialisés dans les infrastructures – capables de financer les 18 milliards nécessaires au déploiement de la fibre en Grande-Bretagne – et surtout pour faire remonter des milliards d’euros de cash.
La Bourse pousse à ce type d’opération consistant à séparer les activités commerciales des infrastructures. C’est ce qu’avait fait Patrick Drahi en 2018 en vendant 49% du réseau de fibre de SFR pour 1,8 milliard d’euros à trois fonds d’investissement.
Une stratégie que Vincent Bolloré, premier actionnaire de TIM* (ex-Telecom Italia) avec 24%, a aussi empruntée. Il y a un an, l’industriel a ouvert le réseau de l’opérateur italien au fonds américain KKR pour 1,8 milliard d’euros. Mais cette campagne italienne du propriétaire de Vivendi (l’actionnaire de Prisma Media, éditeur de Capital) reste compliquée. Lorsqu’il y a débarqué, en 2015, il imaginait un autre meccano. Pousser à une fusion avec Orange pour prendre pied chez l’opérateur français. Ou alors avec Telefonica, créant un mastodonte européen.
Mais dans un secteur souverain comme les télécoms, les gouvernements ne sont pas prêts à lâcher leurs opérateurs historiques. L’arrivée de Xavier Niel en Italie a encore compliqué la donne, faisant chuter le cours de Bourse de TIM. KKR a d’ailleurs saisi l’occasion pour faire une offre d’OPA (rejetée) à 10,8 milliards sur TIM, ce qui valorisait l’action à 50 centimes d’euros alors que Vivendi est entré au capital à plus de 1 euro l’action selon les estimations. Ironie de l’histoire, Xavier Niel siège au conseil d’administration de KKR. «Nous avons Xavier Niel dans les pattes mais nous ne vendrons pas TIM», assure un proche de Vincent Bolloré, bien conscient que le fondateur de Free rêve de le déloger depuis des années.
C’est aussi pour ne pas se frotter à ses deux pires ennemis, Xavier Niel et Vincent Bolloré, que Martin Bouygues ne participera pas à cette course en Europe. «Nous ne nous mêlerons pas à la consolidation européenne, explique un de ses proches. Les télécoms sont des métiers locaux, sans synergies entre les pays, qui ont chacun leur réglementation.»
Martin Bouygues préfère rester sur ses bases françaises, et n’exclut pas une consolidation du marché national. En 2016, il avait failli vendre sa filiale télécoms à Orange, en échange de quoi il serait devenu l’actionnaire de référence de l’opérateur historique, autour de 10 à 15% du capital, aux côtés de l’Etat français qui détient 23%. Chez Bouygues, on considère que ce mariage a toujours du sens. Il permettrait de passer de 4 à 3 opérateurs et d’augmenter un peu les prix.
Bouygues mettrait un pied à l’international grâce aux positions d’Orange en Espagne, en Pologne et surtout en Afrique alors que Bouygues Telecom est 100% français. Ensuite, il assurerait au groupe de BTP une rente grâce au dividende régulier que verse l’opérateur historique. Dernier avantage et pas des moindres, Martin Bouygues coifferait au poteau ses rivaux Xavier Niel, Patrick Drahi et Vincent Bolloré qui rêvent, eux aussi, de mettre un pied chez Orange. Une hypothèse que Thomas Reynaud, le directeur général de Free, balaie avec aplomb: «Iliad jouera le rôle de consolidateur, car nous sommes l’acteur industriel de long terme du secteur en France.»
L’ancien France Télécom se retrouve donc au centre d’un «grand jeu» entre ces «milliardaires irrationnels», selon les mots de son P-DG Stéphane Richard en 2015. Le patron, qui quittera ses fonctions en mai prochain, a longtemps travaillé à une consolidation européenne. En 2017, il avait essayé un mariage avec Deutsche Telekom et l’an passé avec le britannique Vodafone. Chaque fois, ces opérations complexes se sont heurtées au refus de l’Etat français. «L’Etat privilégie un développement européen pour Orange mais a freiné tous nos projets qui allaient dans ce sens, s’agace le P-DG d’Orange au moment où il tire sa révérence. Il était aussi réticent au mariage avec Bouygues en 2016.»
Il appartiendra désormais à la nouvelle directrice générale Christel Heydemann et au président ou à la présidente d’Orange (dont on attend la nomination) de définir la stratégie. Au ministère de l’Economie, on répète depuis longtemps que l’Etat «n’a pas vocation à rester» chez Orange. Le patron de l’administration de Bercy l’a répété en novembre dernier.
Arbitre des élégances, l’Etat peut-il laisser les clés du groupe à Xavier Niel ou Patrick Drahi, deux hommes d’affaires à l’image controversée? «Ils n’ont pas la même culture qu’Orange», lâche sobrement un haut cadre de Bercy. Le climat social de l’ancien France Télécom est au cœur des préoccupations du gouvernement. «Seul Bouygues est acceptable pour les salariés», tranche Sébastien Crozier, président de la CFE-CGC et carrément candidat à la présidence de l’opérateur.
Si Martin Bouygues semble le plus présentable, il a fort à faire par ailleurs. Son groupe vient de rafler Equans, la filiale de services à l’énergie d’Engie. Le projet de fusion de TF1 avec M6 va occuper la scène médiatique ces prochains mois. Les propos virulents de Xavier Niel (propriétaire du «Monde») et en retour de l’empereur du BTP (TF1) lors de leurs auditions au Sénat ont montré qu’ils étaient à couteaux tirés. Règlement des comptes à venir.