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Thales vs Anduril : quel modèle l'emporte dans le secteur de la défense ?
information fournie par Le Cercle des analystes indépendants 24/07/2025 à 14:20

Eric Galiègue
Eric Galiègue

Eric Galiègue

Phiadvisor Valquant

Directeur de la recherche

https://phi-advisor.com/fr/

Les logos de Thales et Anduril. (crédit : Adobe Stock)

Les logos de Thales et Anduril. (crédit : Adobe Stock)

Depuis plusieurs décennies, la notion de dualité — l'idée qu'une technologie peut servir à la fois des usages civils et militaires — est au cœur des politiques industrielles et d'innovation dans le secteur de la défense. Promue comme un levier d'efficience économique, de souveraineté technologique et d'accélération de l'innovation, cette approche séduit à la fois les États, les start-up et les investisseurs. Mais au-delà de son attrait doctrinal, la dualité montre des limites profondes : inadéquation industrielle, incompatibilité culturelle, incohérence financière. La promesse du double usage doit céder la place à une stratégie plus ciblée et plus lucide.

1 - Un principe théorique séduisant

L'idée d'une technologie à « double usage » repose sur une logique vertueuse : tirer parti des innovations du secteur civil pour répondre plus rapidement aux besoins de défense, tout en offrant aux entreprises un élargissement de leur marché adressable. Cette approche est au cœur des doctrines de l'OTAN, de la DGA ou de l'Agence de l'innovation de défense (AID).
Sur le papier, la convergence technologique entre les mondes civil et militaire permet des effets de levier puissants : mutualisation des coûts R&D, réduction des délais d'acquisition, accès plus rapide à l'innovation. Elle permet aussi de justifier des investissements publics en R&D en les rendant également utiles pour l'économie civile. Enfin, la dualité apparaît comme un levier d'attractivité : attirer des talents parfois réticents à travailler pour un pure player de la défense.
Mais ces principes, aussi séduisants soient-ils, entrent en collision avec la réalité industrielle, culturelle et financière du secteur.

2 - Exigences militaires : une rupture de culture et de process

Robustesse, certification, durcissement

Les produits de défense ne peuvent pas simplement être des versions améliorées des produits civils. Ils doivent répondre à des exigences de durcissement (climats extrêmes, vibrations, brouillage électromagnétique), de cybersécurité renforcée, d'interopérabilité OTAN, de documentation extensive, et d'auditabilité sur des cycles de vie de 20 à 30 ans. La qualification d'un produit militaire est un processus long, rigide, et coûteux.

Acquisition client et transformation de l'entreprise

Le cycle d'acquisition d'un client militaire s'étend souvent sur 18 à 36 mois, mobilisant des ressources commerciales, techniques et juridiques lourdes. Pour une start-up ou une PME issue du monde civil, c'est un saut culturel majeur : les cycles courts, l'itération rapide, les MVP, la tolérance à l'échec sont incompatibles avec les attentes des forces armées. L'entreprise doit adapter sa culture, ses outils, ses recrutements (habilitations, rigueur documentaire) et ses financements. Le coût d'acquisition client dans la défense est élevé, et le taux de conversion, incertain.

Incompatibilité industrielle : des chaînes de valeur parallèle

Le civil maximise la compétitivité, la standardisation, la vitesse de lancement. Le militaire impose souveraineté, certification, redondance, traçabilité. Cela impose souvent de créer deux chaînes de production distincte, deux catalogues, deux systèmes d'information, deux politiques de sourcing. Des entreprises comme Parrot ou Kalray ont dû segmenter leurs activités pour satisfaire aux attentes de leurs clients institutionnels. Cette bifurcation entraîne une complexité de gestion et dilue les ressources d'une entreprise qui, à l'origine, visait l'efficience par la convergence.

Modèle financier : l'illusion de la traction duale

Sur le plan capitalistique, une entreprise duale peut être aussi perçue comme ambivalente : trop défense pour les investisseurs généralistes et les marchés financiers, trop diversifié pour les investisseurs spécialisés. Elle devient alors un actif illisible. Cela se traduit alors par des difficultés à lever des fonds, une valorisation à la baisse et une hausse du cout du capital, des arbitrages internes complexes entre la croissance et résilience et une stratégie commerciale floue.

3 - Étude de cas : Thales , ou la dualité incomprise

Parmi les grands groupes européens de défense, Thales incarne parfaitement cette ambiguïté de la dualité. Présent à la fois dans les systèmes militaires (radars, guerre électronique, systèmes de commandement, espace défense) et dans des secteurs civils à haute technologie (aéronautique, transports, cybersécurité, biométrie), le groupe a historiquement cultivé une stratégie de diversification fondée sur les synergies technologiques. Pourtant, ce choix a longtemps semé la confusion chez les investisseurs.

Un positionnement hybride… perçu comme flou

Thales est issu d'un héritage complexe (Thomson-CSF, Dassault Électronique), avec un ADN très technologique. Sa stratégie a toujours misé sur le croisement des briques techno entre civil et militaire : capteurs, systèmes embarqués, traitement de signal, IA embarquée, communications sécurisées. En théorie, cette approche garantit une base d'innovation large et une résilience économique grâce à la diversification des débouchés.

Mais dans la pratique, ce positionnement dual a souvent été vu comme trop civil pour les fonds spécialisés dans le secteur, et trop exposé à la commande publique militaire pour les investisseurs croissance. Le mix produit et sectoriel, difficile à lire, ont brouillé l'analyse de la performance du groupe.

Un cours de bourse historiquement à la traîne

Pendant plus d'une décennie (2008–2020), le titre Thales a souffert d'une décote persistante par rapport à ses pairs américains (Raytheon, Lockheed Martin, L3Harris) ou même européens (Leonardo, Saab).

Source : Factset et Phiadvisor Valquant

Source : Factset et Phiadvisor Valquant

Plusieurs facteurs expliquent cette sous-valorisation :
•    Manque de lisibilité sur les marges : le groupe communique peu par segment militaire/civil. Cela empêche d'identifier précisément la rentabilité des différents pôles.
•    Croissance organique perçue comme lente, notamment côté civil (transport, aéronautique), comparée aux valorisations technologiques de la tech civile.
•    Exposition aux risques politiques (dépendance à la commande publique française, relations avec l'État actionnaire) mal perçue par les investisseurs étrangers.
•    Faible comparabilité sectorielle : ni pur acteur défense, ni tech grand public, Thales ne rentrait dans aucune catégorie lisible pour les analystes financiers.

Le rachat de Gemalto (2019), visant à renforcer le pôle identité numérique et cybersécurité, a été mal accueilli : considéré comme trop cher, peu stratégique, et éloigné du cœur métier défense. Résultat : stagnation du cours autour de 80–90€ pendant plusieurs années malgré des fondamentaux solides.

Réveil post-Ukraine : revalorisation tardive mais partielle

L'invasion de l'Ukraine en 2022 a provoqué une relecture stratégique des valeurs défense. Thales, très présent dans les équipements critiques (radars, systèmes C2, guerre électronique), a vu son cours s'apprécier fortement, passant de ~80€ début 2022 à plus de 250€ debut 2025, soutenu par une forte hausse des budgets défense européens et une montée en charge des commandes militaires. Le graphique suivant montre que le retard considérable des cours sur les bénéfices en 2021 mais aussi en 2023 justifiait en lui-même la hausse importante des cours observée en 2025...

Thales : cours et bénéfice prospectif depuis 10 ans

Source : Factset et Phiadvisor Valquant

Source : Factset et Phiadvisor Valquant

Cependant, la valorisation reste en retrait par rapport aux pure players américains, en partie à cause de la persistance de la structure duale et du flou stratégique. Les investisseurs continuent de s'interroger sur la lisibilité à long terme : Thales va-t-il clarifier ses activités ? Scinder ses pôles ? Adopter une stratégie plus défensive ou au contraire, recentrer le civil ?

Leçon stratégique : la dualité impose une clarté radicale du business model

Le cas Thales montre que la dualité n'est pas en soi un frein – mais elle exige un récit stratégique clair, cohérent et piloté. En l'absence de lisibilité sur :
•    la part réelle de l'activité militaire vs civile,
•    la trajectoire financière des pôles (marge, croissance),
•    et la logique de convergence technologique,

… les investisseurs peinent à valoriser justement ce type de modèle. Cela affecte non seulement la valorisation boursière et donc son cout du capital mais aussi la capacité du groupe à attirer du capital pour ses activités innovantes ou ses filiales à forte croissance.

4 - Et maintenant ? Le choc Anduril

La montée en puissance d'Anduril, start-up américaine fondée par Palmer Luckey, marque une rupture : c'est une entreprise native défense, orientée produits militaires de bout en bout, avec un ADN technologique assumé, une rapidité d'exécution, et une culture produit. Leur positionnement clair attire massivement les capitaux (plusieurs milliards de dollars levés), les talents, et les clients gouvernementaux.

Anduril, c'est un chiffre d'affaires 2024 de 514m$, 4 573 salariés, 14 levées de fonds depuis sa création en 2017, pour plus de 6 Mlds$, dont 2,5Mds$ pour la dernière augmentation de capital en juin 2025. La dernière évaluation implicite à cette augmentation de capital est supérieure à 30 Mds$ ! La valeur de marché de Thalès atteint actuellement 52 Mds €, mais pour des ventes 2024 supérieures à 20Mds€ en 2024 (45 fois plus qu'Anduril), et des effectifs de 83 000 salariés !

Anduril ne prétend pas être duale. Elle est militaire, efficiente, intégrée. Et cela fonctionne. Cela constitue un coup de semonce pour l'Europe, qui tente encore de faire entrer les start-up civiles dans les logiques défense.

Si l'Europe veut rattraper son retard capacitaire, elle devra assumer le financement d'acteurs 100% défense, en assumant les spécificités industrielles et financières du secteur.

5 - Vers une dualité sélective, ciblée et assumée

Il ne s'agit pas de renoncer à la dualité, mais de l'aborder avec discernement. La vraie efficience n'est pas dans la convergence forcée, mais dans l'identification précise des technologies et des usages où la dualité crée de la valeur pour les deux mondes. Cela suppose une stratégie publique plus segmentée, qui distingue les technologies compatibles (cyber, IA, aéronautique, spatial, optronique) des cas où la militarisation est un leurre et des financements européens capables d'assumer la création de pure players défense. En effet la dualité ne doit pas être une incantation. Elle doit devenir un arbitrage stratégique, assumé, et opérationnellement piloté. Car vouloir réconcilier deux logiques opposées sans en assumer le coût structurel revient à courir deux lièvres... et n'en attraper aucun.

Par Eric Galiegue, associé de PhiAdvisor Valquant et Rainier Brunet-Guilly, co-fondateur et associé d'AllStrat
L'un est un analyste reconnu sur les marchés cotés. Le second est stratège financier au cœur du non-coté.

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