(Crédits: Adobe Stock)
Que font réellement ces analystes financiers, dits analystes « sell-side », au sein des grandes banques d'affaires ? Une étude consacrée à leur travail à travers les pratiques d'évaluation de la performance montre la complexité de ce métier finalement peu connu.
Les analystes financiers dits sell-side conseillent des milliers de professionnels, en particulier les fonds d'investissement qui gèrent les retraites et l'épargne de nombreuses personnes à travers le monde. La recherche en finance s'est beaucoup concentrée sur la fiabilité de leurs recommandations et sur la façon dont elles informent des mouvements de marché, le travail des analystes étant de produire des prévisions fiables.
S'inscrivant dans les travaux en sociologie de la finance, notre étude ne se penche pas tant sur le rôle des analystes, mais sur ce que leur organisation attend d'eux. Nous appréhendons les analystes non pas comme membre des marchés financiers, mais comme membres d'une organisation marchande – la banque qui les emploie – qui les rémunère et les évalue.
Interface des entreprises et des fonds d'investissement
Les analystes sell-side vendent des services financiers à différents clients (d'où le nom sell-side). Ils émettent des conseils sur la vente ou l'achat d'actions boursières de sociétés cotées. Ces analystes sont soumis à une régulation stricte. Ils sont l'interface entre les départements de communication financière des grandes entreprises cotées et les fonds d'investissement, qui investissent en bourse l'argent de leurs clients.
La régulation porte particulièrement sur la prévention des conflits d'intérêts et du délit d'initié, réglementant les informations que les analystes ont le droit ou non de transmettre en fonction de leurs interlocuteurs, selon quels moyens – rapport écrit public, discussions informelles, etc.
Indispensables aux banques
Profession plus discrète que celle de traders, les analystes financiers sont indispensables aux banques. Ils leur fournissent une légitimité puisqu'ils sont reconnus comme des experts sur les marchés financiers. Pour autant, la multiplication des bases de données, ainsi que la concurrence d' « activistes », les short-seller, remet en question cette expertise et notamment l'objectivité des rapports publiés par les analystes sell-side.
Notre étude se concentre sur le système d'évaluation de la performance des analystes par leur banque. Ce système est particulièrement complexe, car il fait intervenir des groupes professionnels internes et externes à la banque. En externe, les équipes d'analystes sell-side sont soumises chaque année à des classements réalisés par des sites, tels que Extel.
Classement des analystes financiers
Ces classements mettent en compétition les équipes d'analystes entre banques, mais aussi à l'intérieur des banques – entre secteurs d'activités ou zones géographiques couverts –, voire à l'intérieur de leur équipe. Les classements sont constitués suite à la collecte des votes effectués par les analystes buy-side, c'est-à-dire les analystes financiers présents chez les clients des banques (d'où le nom buy-side).
Ces classements sont par la suite intégrés dans l'évaluation interne de la performance des analystes dans leur banque. D'autres groupes professionnels de la banque comme les vendeurs et les traders sont également amenés à voter pour les analystes, les classant à nouveau.
Plus un analyste sell-side marque la mémoire d'un analyste buy-side ou d'un vendeur, plus ce dernier a des chances de voter pour lui. Selon certains participants à notre étude, il n'existe pas de norme pour marquer la mémoire d'un investisseurs. Un analyste peut aussi bien plaire à un client pour la qualité de ses analyses que pour sa personnalité, ou encore sa capacité à aider les analystes buy-side dans leurs propres analyses. Ce qui importe c'est que le votant se souvienne de lui.
Des analystes entrepreneurs de leur réputation
Dans le but d'obtenir une bonne évaluation de leur performance, les analystes doivent travailler leur réputation en externe, mais aussi en interne. Si on les imagine régulièrement en contact avec leurs clients investisseurs, notre étude met en lumière l'existence d'un gatekeeper : le vendeur, appelé encore sales, en charge de gérer la relation client.
Le vendeur, ou sales, constitue un intermédiaire incontournable qui transmet les arguments des analystes pour appuyer son discours commercial. Les analystes doivent à ce titre effectuer un travail de mise en valeur de leurs recherches. En effet, les vendeurs lisent rarement les rapports, surtout écrits, comme le montrent le professeur de comptabilité Crawford Spence et ses co-auteurs dans une logique de conformité à la loi.
La régulation encadre ces échanges : les espaces de travail des analystes et des vendeurs sont strictement séparés. Il existe donc une ambiguïté entre ce qu'exige la régulation – une séparation stricte des activités – et ce que reflète le système d'évaluation de la performance des analystes, devoir être apprécié et reconnu par les vendeurs.
Performativité des narratifs d'analyste
L'économiste Robert Shiller a mis en avant à quel point l'économie se constitue à partir de récits, c'est-à-dire d'histoires, ou stories, qui circulent et donnent un sens des évènements économiques. Chez les analystes financiers, ces « narratifs » correspondent aux interprétations et recommandations que font les analystes pour leurs clients. Notre étude prolonge ces travaux, ainsi que ceux de l'anthropologue Stefan Leins en mobilisant le concept d'autorité narrative. Cette autorité, et la compétition qui existe entre analystes pour l'obtenir, est au fondement de leur évaluation.
C'est en faisant circuler ces narratifs d'analystes qu'on voit leur « performativité ». Par l'intermédiaire des vendeurs, les narratifs des analystes sell-side atteignent les clients investisseurs qui peuvent eux-mêmes les réutiliser pour défendre leurs idées auprès de leurs propres clients. C'est ainsi que les narratifs circulent sur les marchés. Or, la valeur de ces narratifs dépend aussi des « modes » existantes sur les marchés, modes dont la dimension éphémère contraste avec le temps long nécessaire à un analystes pour développer une expertise. Comme dit l'une de nos sources, Michael, analyste sell-side dans une banque d'une capitale financière européenne :
« Si tu es réputé comme étant le meilleur fabricant de cabines téléphoniques aujourd'hui, tu es peut-être la star des cabines téléphoniques, mais plus personne n'en veut donc ça ne sert à rien. »
Ces modes sont cruciales pour les banques, car ces dernières se rémunèrent sur les transactions effectuées pour le compte de leurs clients. Les secteurs « à la mode » génèrent potentiellement plus de commissions, puisque le volume de transaction y est plus important. Elles ont comme contrepartie de remettre en cause régulièrement la valeur de l'expertise des analystes.
Notre étude rappelle ainsi qu'au-delà des transactions et des rapports écrits, les marchés sont bien animés par des professionnels incarnés qui parlent, échangent, analysent au quotidien. Ils font de ces termes un peu abstraits une communauté d'humains qui constituent sans toujours en avoir clairement l'idée les marchés qu'ils ne cessent de décrire tout au long de leurs carrières.
Auteurs
:
Pierre Lescoat
- Professeur Assistant, Neoma Business School
Pénélope Van den Bussche
- Maîtresse de conférences en Sciences de gestion, Université Paris Dauphine – PSL
Cet article est issu du site The Conversation
0 commentaire
Vous devez être membre pour ajouter un commentaire.
Vous êtes déjà membre ? Connectez-vous
Pas encore membre ? Devenez membre gratuitement
Signaler le commentaire
Fermer