Supercalculateurs : les dessous du sauvetage du joyau technologique d’Atos par l’Etat
L’Etat va racheter l’activité supercalculateurs d’Atos, un secteur stratégique et un retour assumé du « colbertisme technologique » dicté par la montée des tensions géopolitiques et le besoin pressant de souveraineté technologique.
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Régis Soubrouillard
12 juin 2025 à 17h00
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Un Etat qui devient propriétaire d’un géant européen des supercalculateurs ? Il y a quelques années encore, l’idée aurait semblé farfelue, voire contre-nature politiquement. Mais les temps ont changé. La « fin de l’histoire » qui se traduisait par la victoire idéologique du libéralisme est bel et bien derrière nous : la souveraineté industrielle est redevenue une priorité, et dans le contexte géopolitique actuel, les supercalculateurs sont des joyaux technologiques qu’aucune puissance ne veut laisser à des mains étrangères.
Dès l’apparition des difficultés d’Atos – dont l’AG se tient demain –, certains parlementaires, de gauche et de droite, ont plaidé et plaident encore pour une nationalisation complète de l’entreprise. À Bercy, la priorité était claire : protéger les actifs stratégiques. Des discussions ont été engagées dès 2024 avec le groupe pour sécuriser les divisions jugées sensibles.
Une cession complète début 2026
Le 31 mai, Atos a officialisé l’acceptation de l’offre ferme de l’Etat pour l’acquisition de son activité « Advanced Computing », qui comprend des serveurs de haute performance ainsi que des supercalculateurs, autant de technologies critiques pour la Défense comme pour l’industrie nationale.
Certes, voir l’Etat intervenir dans un rachat d’activité technologique peut surprendre. Mais à Bercy, on rappelle que cette filiale HPC (High Performance Computing) qui s’appelait alors Bull, a historiquement été créée par l’Etat, avant son rachat par Atos en 2014. « Ce savoir-faire est né des besoins de simulation nucléaire, lorsque la France a mis fin aux essais nucléaires qui se déroulaient dans le Pacifique. Il s’agit donc d’une technologie dont l’ADN relève de l’Etat et qui a su se développer depuis comme un acteur majeur du secteur », explique une source ministérielle.
Le deal n’est pas encore bouclé, mais sauf accident, la cession complète à l’Etat est attendue pour le premier trimestre 2026. « Il y a encore du travail, mais la promesse de vente va bientôt être signée et il y a peu de chances que l’on n’aille pas au bout », confirme une source à Bercy, qui explique aussi la durée des négociations par l’évolution du périmètre d’acquisition par l’Etat.
Les supercalculateurs, une activité trop particulière pour Dassault et Thales
Au fil du temps, l’Etat a, en effet, affiné son périmètre d’acquisition, renonçant notamment à l’activité Vision AI, spécialiste de l’analyse vidéo par intelligence artificielle et à Ipsotek une start-up d’origine tchèque, qu’Atos ne souhaitait pas vendre et qui ne rentrait pas vraiment dans le périmètre des actifs stratégiques de l’Etat. « Ça ressemblait à des poupées russes et on a plutôt souhaité se concentrer sur les supercalculateurs », explique un négociateur, évoquant l’évolution du périmètre d’acquisition comme principale source de lenteur des négociations qui se sont terminées à la dernière minute.
Mais dans un premier temps, l’Etat devait également être accompagné par des acteurs privés, du secteur de la défense. Dassault, Thales et Airbus ont bel et bien participé à des discussions avec Bercy pour participer à la reprise des branches cyber et supercalculateurs mais la configuration a changé et l’Agence des Participations de l’Etat a préféré aller seule au bout des négociations sur la branche HPC.
« Il y a chez Thales et Dassault de l’intérêt pour ces activités vitales pour la dissuasion nucléaire du pays mais pas au point d’investir directement dans des supercalculateurs, ce qui reste quand même une activité très particulière », commente une source du Ministère.
Le passif du ministère des Armées
Reste une question centrale : quelle stratégie Etatique pour faire d’Atos un champion européen durable face à une double concurrence de l’américain HPE et du chinois Lenovo, dans un contexte où la souveraineté devient un levier politique majeur ?
Au sein de la société beaucoup n’ont pas oublié que récemment l’Etat, en l’occurence le ministère des Armées, a préféré avoir recours à HPE (ex-Hewlett-Packard) pour équiper de serveurs la toute nouvelle Agence ministérielle pour l’intelligence artificielle de défense (Amiad).
« Ce sera le plus gros calculateur dédié à l’IA et classifié en Europe. La DGSE, d’autres ministères, les industriels de la défense et d’autres entreprises pourront en bénéficier », assurait Sébastien Lecornu, le 8 mars dernier dans Les Echos avant de saisir le contrôle général des Armées pour examiner les offres de HPE associé à Orange d’un côté et Atos de l’autre, et finalement opter pour la première.
Un choix motivé par une offre agressive du groupe américain, à la fois sur le plan financier et calendaire. Mais du côté d’Atos, on assure que HPE a baissé les prix uniquement pour fragiliser le français alors que les deux entreprises ont les mêmes coûts dans la production des serveurs. Suite à ce choix, Atos a fait savoir au ministère des Armées qu’une telle décision comportait le risque de voir deux acteurs se partager le marché des supercalculateurs : les Américains, qui subventionnent à tour de bras et conditionnent, eux, l’accès à leurs marchés et les Chinois, défenseurs d’un techno-nationalisme assumé.
La réponse de Bercy ? On assure au ministère que la leçon a été retenue. Celui-ci souhaite d’ailleurs que les acteurs européens quels qu’ils soient privilégient le numéro 1 européen des supercalculateurs dans leurs choix futurs.
Le retour de l’Etat stratège dans les hautes technologies
Du côté des syndicats, c’est plutôt la déception, beaucoup estiment que le recours à l’Etat se limite à une participation minimum qui ressemble à une vente à la découpe : « On ne sait pas encore comment cela va être géré. Mais l’Agence des participations de l’Etat n’est pas un industriel, donc il faudra qu’ils aillent chercher des compétences ailleurs », soulignait récemment Pascal Besson, le représentant de la CGT d’Atos, dans le journal l’Humanité.
Des arguments qui sont réfutés par Bercy où on assure que les liens avec Atos ne seront pas réellement rompus : « On ne va pas tout débrancher. Il y aura toujours des passerelles avec Atos. Et le développement de l’activité passera notamment par l’usine de supercalculateurs d’Angers, actuellement en reconstruction, qui restera un pivot de la filière. » Par ailleurs, sur le plan de l’organisation, on sait déjà que l’entité aura un conseil d’administration, un président nommé par Bercy et que des partenariats avec des acteurs privés à plus long terme ne sont pas du tout exclus.
Un acteur potentiellement indispensable pour la souveraineté technologique européenne
Mais l’intervention publique ne fait pas une politique industrielle. L’Etat va devoir transformer l’essai : structurer une filière, nouer des alliances, et surtout conquérir des marchés. Actuellement HPE est le leader incontesté en puissance, surtout dans le très haut de gamme. Lenovo est le numéro 1 en volume, couvrant un large spectre de machines. Atos avec ses 8 % de part de marché, se place comme un acteur européen fiable et ciblé, surtout lorsqu’on considère l’efficacité énergétique et les enjeux de souveraineté industrielle.
« En dépit de ses difficultés financières, Atos reste le dernier bastion européen crédible dans le HPC stratégique, il peut se repositionner non pas comme un concurrent de volume de Lenovo, ni comme un géant exascale comme HPE, mais comme un leader européen souverain, compétitif sur le plan technologique, et ultra-spécialisé. Autrement dit : pas le plus gros, mais le plus indispensable et dans ce contexte la propriété de l’Etat ne sera sans doute pas un handicap », confirme un observateur averti du secteur.
Le retour d’un Etat stratège pour un positionnement à haute intensité stratégique. Et peut-être, la première pièce d’une vraie politique industrielle européenne dans la guerre des supercalculateurs…