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Au nom de l'inox et des batteries, la plus grande mine de nickel au monde déloge une tribu
information fournie par AFP 29/05/2025 à 14:50

De la fumée au-dessus du parc industriel de Weda Bay (WBIP), centre de traitement et de fusion du nickel, le 14 avril 2025 à Gemaf, sur l'île de Halmahera, dans le nord des Moluques, en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

De la fumée au-dessus du parc industriel de Weda Bay (WBIP), centre de traitement et de fusion du nickel, le 14 avril 2025 à Gemaf, sur l'île de Halmahera, dans le nord des Moluques, en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Bokum, membre d'une des dernières tribus de chasseurs-cueilleurs d'Indonésie, presque totalement isolée du monde moderne, se désespère: sa forêt vierge, stupéfiante de beauté sur une île des Moluques, est riche en nickel. Et abrite depuis six ans la plus grande mine de ce métal au monde, exploitée par des groupes chinois et français.

Pour le voir de ses yeux, il faut s'enfoncer profondément dans la jungle de l'île de Halmahera, 2.400 km à l'est de Jakarta. Ici vit la tribu des Hongana Manyawa ("Peuple de la forêt"), dont 500 membres mènent encore une vie nomade et sans aucun contact avec la civilisation moderne.

Bokum, lui, fait partie des 3.000 autres membres de la tribu acceptant des contacts limités. C'est donc lui qui montre à une équipe de l'AFP comment la vaste concession minière de Weda Bay Nickel défigure ses terres tribales.

Vue aérienne d'un site d'extraction de nickel à la lisière de la forêt où Bokum, un membre de la tribu indigène Hongana Manyawa, patrouille régulièrement, le 16 avril 2025 à East Halmahera, dans le nord des Moluques, en Indonésie ( AFP / STR )

Vue aérienne d'un site d'extraction de nickel à la lisière de la forêt où Bokum, un membre de la tribu indigène Hongana Manyawa, patrouille régulièrement, le 16 avril 2025 à East Halmahera, dans le nord des Moluques, en Indonésie ( AFP / STR )

Au milieu d'une nature à couper le souffle, les machines abattent et creusent, et la mine s'étend pour répondre à la demande phénoménale de nickel, principalement pour fabriquer de l'acier inoxydable, et indispensable à la plupart des batteries des véhicules électriques. Pas moins de 17% du nickel mondial vient de cette seule mine, selon son site en 2023. L'Indonésie en est de très loin le premier producteur.

"J'ai peur qu'ils continuent à détruire la forêt", confie Bokum, qui dit ne plus trouver les cochons sauvage et poissons dont il se nourrissait. "Nous ne savons pas comment survivre sans notre terre, sans notre nourriture".

Bokum et sa femme Nawate, membres de la tribu Hongana Manyawa, dans leur champ de manioc à East Halmahera, dans le nord des Moluques, le 16 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Bokum et sa femme Nawate, membres de la tribu Hongana Manyawa, dans leur champ de manioc à East Halmahera, dans le nord des Moluques, le 16 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

L'homme vit à 45 minutes de marche, un peu plus au coeur de la forêt. Il a accepté de témoigner en compagnie de son épouse Nawate qui, elle, garde le silence. Mais il ne s'attardera pas, car avant de se mettre en route, il a aperçu des ouvriers près de chez lui.

"Les ouvriers de la mine ont essayé de cartographier notre territoire", explique-t-il, une machette à portée de main. "C'est notre maison et nous ne la leur donnerons pas".

Le sort des Hongana Manyawa a suscité une certaine émotion ces derniers mois, après la diffusion de vidéos virales montrant des membres de la tribu amaigris et sortis de leur forêt pour mendier de la nourriture. Mais l'avenir de cette région, si loin de la capitale Jakarta, n'est pas une priorité.

Les fumées du parc industriel de Weda Bay, centre de traitement et de fusion du nickel, sur l'île de Halmahera, dans le nord des Moluques, le 13 avril 2025 en Indonéside ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Les fumées du parc industriel de Weda Bay, centre de traitement et de fusion du nickel, sur l'île de Halmahera, dans le nord des Moluques, le 13 avril 2025 en Indonéside ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Trois jours de périple, sur 36 km à travers les 45.000 hectares de la concession minière, permettent pourtant de voir ce que coûtent, pour les humains comme pour la nature, les technologies modernes.

Des explosions à répétition pour exposer le minerai font fuir des volées d'oiseaux.

Des hélicoptères partagent le ciel avec des perroquets verts, des hiboux des Moluques, des calaos et des abeilles géantes.

Des souches d'arbres, le long de la route, sont d'autres indices de l'invasion des machines.

Et au loin, on aperçoit des gardiens de la mine tirant sur des oiseaux tropicaux avec leurs fusils à air comprimé.

Bokum, membre de la tribu des Hongana Manyawa ("Peuple de la forêt"), au milieu d'une rivière qui, selon les habitants, a été polluée par l'exploitation minière de nickel à East Halmahera, dans le nord des Moluques, le 16 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Bokum, membre de la tribu des Hongana Manyawa ("Peuple de la forêt"), au milieu d'une rivière qui, selon les habitants, a été polluée par l'exploitation minière de nickel à East Halmahera, dans le nord des Moluques, le 16 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Toute la nuit, le vacarme des excavatrices arrachant la terre pénètre l'épaisse végétation, rivalisant avec les croassements des grenouilles et le bourdonnement des insectes.

Le fond des rivières est tapissé d'une lourde boue recrachée par l'exploitation minière.

Les poissons ont quasiment disparu de cette eau qui, quand on la traverse à gué, irrite la peau tant elle est souillée.

- "Protocoles de contact" -

La constitution indonésienne consacre les droits fonciers des autochtones. En 2013, la Cour constitutionnelle a même donné aux communautés locales le contrôle des forêts coutumières, plutôt qu'à l'Etat.

Vue aérienne d'un site d'extraction de nickel à la lisière de la forêt où Bokum, un membre de la tribu indigène Hongana Manyawa, patrouille régulièrement, le 16 avril 2025 à East Halmahera, dans le nord des Moluques, en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Vue aérienne d'un site d'extraction de nickel à la lisière de la forêt où Bokum, un membre de la tribu indigène Hongana Manyawa, patrouille régulièrement, le 16 avril 2025 à East Halmahera, dans le nord des Moluques, en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Mais dépourvus de titres fonciers et faute de législation spécifique, les Hongana Manyawa ont peu de chances de faire valoir leurs droits sur les terres qui chevauchent la concession, selon les ONG.

A fortiori face au géant qui leur fait face. La concession appartient à Weda Bay Nickel (WBN) qui a, via une coentreprise, pour actionnaire majoritaire le géant chinois de l'acier Tsingshan et minoritaire le groupe minier français Eramet , dont le nouveau patron accompagne le président Emmanuel Macron en visite en Indonésie. La mine demande à augmenter son droit d'extraction.

Des ouvriers de l'exploitation minière de nickel portent un fusil pour chasser les oiseaux dans la forêt à East Halmahera, dans le nord des Moluques, le 17 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Des ouvriers de l'exploitation minière de nickel portent un fusil pour chasser les oiseaux dans la forêt à East Halmahera, dans le nord des Moluques, le 17 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

WBN a indiqué à l'AFP être "engagée dans une exploitation minière responsable et la protection de l'environnement" et qu'elle formait ses employés au "respect des coutumes et traditions locales". Il n'existe "aucune preuve que des groupes isolés ou non-contactés soient impactés par les activités de WBN", selon l'entreprise.

Eramet déclare à l'AFP avoir demandé aux actionnaires majoritaires de WBN l'autorisation de procéder cette année à un audit indépendant des "protocoles de contact" avec les Hongana Manyawa.

Un examen plus approfondi de la manière dont la tribu utilise les forêts et les rivières de la région est également en cours, ajoute Eramet, qui affirme toutefois qu'il n'y a "aucune preuve" que des membres de la tribu vivent isolés dans sa concession.

Cartes et image satellitaire montrant la concession minière de Weda Bay Nickel en Indonésie ( AFP / Nicholas SHEARMAN )

Cartes et image satellitaire montrant la concession minière de Weda Bay Nickel en Indonésie ( AFP / Nicholas SHEARMAN )

Mais le gouvernement indonésien a admis le contraire, dans une déclaration à l'AFP. Il existe "des preuves de l'existence de tribus isolées autour de Weda Bay", a déclaré la direction générale du charbon et des minéraux du ministère indonésien de l'Energie et des Ressources minérales.

La même direction dit s'engager à "protéger les droits des peuples autochtones et à garantir que les activités minières ne nuisent pas à leur vie et à leur environnement".

C'est la première reconnaissance officielle par Jakarta de la présence de Hongana Manyawa isolés dans la zone, selon l'ONG de défense des droits des autochtones Survival International.

Pour l'ONG, qui évoque un "coup dur" pour les revendications d'Eramet, une zone interdite pour protéger la tribu est "le seul moyen d'empêcher son anéantissement".

Une rivière qui, selon les habitants, a été polluée par l'extraction de nickel dans une zone forestière du centre de l'île de Halmahera, dans le nord des Moluques, le 17 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Une rivière qui, selon les habitants, a été polluée par l'extraction de nickel dans une zone forestière du centre de l'île de Halmahera, dans le nord des Moluques, le 17 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Eramet indique sur son site former ses employés à la façon de se comporter s'ils rencontrent des Hongana Manyawa. Elle conseille aux employés de WBN d'éviter d'interagir avec des personnes non contactées si leur présence "est démontrée".

Tsingshan n'a pas répondu aux questions de l'AFP.

Eramet, qui nie polluer l'eau de la région, affirme que l'exploitation minière a "créé de nombreuses nouvelles opportunités économiques".

Mais Bokum constate l'inverse: "depuis que l'entreprise a détruit notre maison, notre forêt, nous avons du mal à chasser, à trouver de l'eau propre", affirme-t-il dans la langue indigène Tobelo.

- Racket, prostitution -

Depuis le début de l'exploitation du sol en 2019, la zone s'est rapidement transformée en une sorte de Far West.

Des ouvriers arrivent à l'entrée du parc industriel de Weda Bay, centre de traitement et de fusion du nickel, à Lelilef Sawai, sur l'île d'Halmahera, dans le nord des Moluques, le 13 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Des ouvriers arrivent à l'entrée du parc industriel de Weda Bay, centre de traitement et de fusion du nickel, à Lelilef Sawai, sur l'île d'Halmahera, dans le nord des Moluques, le 13 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

A un checkpoint près de l'immense parc industriel de Weda Bay, le véhicule des journalistes de l'AFP a été stoppé par plusieurs hommes exigeant de l'argent, avant qu'un responsable local n'intervienne.

Non loin des villes limitrophes, à savoir Lelilef Sawai, Gemaf et Sagea, on croise des employés avec casques de chantier sur des routes boueuses et encombrées.

Des boutiques rudimentaires bordent la route où des prostituées racolent les clients devant des hôtels infestés de punaises de lit.

Au loin, les tours de fusion du nickel crachent un nuage artificiel qui flotte dans le ciel.

La main-d'œuvre de la mine a plus que doublé depuis 2020 pour atteindre près de 30.000 personnes.

Des ouvriers devant des magasins près du parc industriel de Weda Bay, centre de traitement et de fusion du nickel, à Lelilef Sawai, dans le centre de l'île d'Halmahera, dans le nord des Moluques, le 18 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Des ouvriers devant des magasins près du parc industriel de Weda Bay, centre de traitement et de fusion du nickel, à Lelilef Sawai, dans le centre de l'île d'Halmahera, dans le nord des Moluques, le 18 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Pour la plupart, il s'agit d'étrangers dont l'arrivée a créé des tensions et coïncidé avec une hausse des cas de maladies respiratoires et de VIH.

"Les entreprises minières n'ont pas de bonnes pratiques, violent les droits de l'homme et font rarement de contrôles", accuse Adlun Fiqri, porte-parole de l'association Save Sagea.

"Bien avant l'exploitation minière, tout était vraiment calme et c'était agréable de vivre dans la forêt," confie plus loin Ngigoro, qui a quitté le groupe isolé des Hongana Manyawa avec sa mère lorsqu'il était enfant. A l'époque, ils n'avaient "peur de rien".

Ngigoro, de la tribu indigène Hongana Manyawa, au bord d'une rivière dont l'eau n'est plus potable en raison d'une contamination due à l'exploitation minière du nickel, à East Halmahera, dans le nord des Moluques, le 16 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Ngigoro, de la tribu indigène Hongana Manyawa, au bord d'une rivière dont l'eau n'est plus potable en raison d'une contamination due à l'exploitation minière du nickel, à East Halmahera, dans le nord des Moluques, le 16 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

"Cette terre appartient aux Hongana Manyawa," ajoute cet homme de 62 ans, qui marque son chemin dans la forêt par des entailles sur les troncs d'arbre à l'aide de sa machette.

Le sentiment est partagé dans l'est de l'île. Au moins 11 manifestants autochtones contre les activités minières y ont été interpelés, selon Amnesty International lundi.

- Tesla s'en mêle -

Bokum affirme avoir déménagé au moins six fois pour échapper aux mineurs qui empiétaient sur le territoire de son peuple.

Les ONG craignent que la mine ne fasse tout simplement disparaître la tribu.

"Ils dépendent entièrement de ce que la nature leur fournit et alors que leur forêt tropicale est dévastée, il en va de même pour eux," s'alarme Callum Russell, de Survival International.

Bokum et son épouse Nawate, membres de la tribu Hongana Manyawa, dans leur champ de manioc à East Halmahera, dans le nord des Moluques, le 16 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Bokum et son épouse Nawate, membres de la tribu Hongana Manyawa, dans leur champ de manioc à East Halmahera, dans le nord des Moluques, le 16 avril 2025 en Indonésie ( AFP / YASUYOSHI CHIBA )

Le gouvernement affirme avoir "réalisé une documentation" pour comprendre ces tribus isolées et assure les avoir impliquées "dans le processus de décision."

Mais pour les défenseurs des indigènes, ceci est impossible car la plupart d'entre eux n'utilisent pas la technologie moderne et évitent tout contact avec les étrangers.

Récemment, quelques voix se sont élevées, notamment de grandes entreprises.

Le constructeur automobile américain Tesla, propriété de Elon Musk, qui a signé des accords d'investissement dans le nickel indonésien, a proposé des zones interdites pour protéger les peuples autochtones.

L'entreprise suédoise de véhicules électriques Polestar a déclaré l'an passé qu'elle chercherait à éviter de mettre en péril des "communautés non contactées" dans sa chaîne d'approvisionnement.

Mais pour Bokum, le danger est déjà là: un site d'exploitation à ciel ouvert de 2,5 kilomètres de long s'étend juste derrière la colline où il cultive ananas et manioc.

La mine a bien essayé de communiquer avec Bokum et son épouse, en leur fournissant des téléphones portables.

Mais pour capter un signal, Bokum doit se rapprocher de la mine et quand des ouvriers s'approchent de chez lui, il réitère sa promesse, machette à la main: "C'est notre terre. Nous ne consentirons pas à sa destruction."

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