La fin de la "décote européenne" pour TotalEnergies ?
Patrick Pouyanné mise sur l'inauguration d'une cotation croisée à New York pour dynamiser le titre Total. Le PER moyen des quatre dernières années de ses deux pairs américains, Chevron et Exxon Mobil est 48% plus élevé que celui de Total. Alors quoi espérer de cette nouvelle cotation qui entrera en vigueur ce lundi 8 décembre ?
Les deux majors américaines s’échangent en moyenne à plus de 8 fois leur EBITDA, contre seulement 5 fois pour TotalEnergies. Il serait tentant de calculer un cours théorique flatteur pour faire rêver les actionnaires. Mais ces derniers n’ont pas besoin de poudre de perlimpinpin car les vrais enjeux se situent ailleurs.
Glencore, AstraZeneca, TotalEnergies… Ces dernières années, plusieurs géants européens ont manifesté leur volonté d’établir une double cotation ou une cotation croisée aux États-Unis. Les tensions croissantes entre régulateurs et grandes entreprises européennes incitent leurs dirigeants à lorgner vers Wall Street. À cela s’ajoutent les meilleures performances des indices américains, des valorisations plus attractives et une liquidité supérieure.
Qu’est-ce qui change ?
Aux États-Unis, il était déjà possible d’acheter du Total via les ADR (American Depositary Receipts), la version américaine des GDR (Global Depositary Receipts). L’opération consiste à acheter les titres en dollars via leur courtier, qui, lui, détient les actions en propre dans le pays d’émission. Utile, mais loin d’être optimal quand cela concerne près de 40% des actionnaires.
Dans notre contexte, il ne s’agit pas d’une double cotation mais bien une cotation croisée. Ce ne seront pas deux classes d’actions distinctes mais bel et bien la même qui sera échangée entre les deux places financières. Le cours sera ajusté en permanence avec le taux de change.
L’objectif est donc de simplifier les procédures et de réduire les frais de transaction afin de favoriser l’accès aux actions TotalEnergies pour les investisseurs américains.
Que nous dit le passé ?
Les résultats historiques de telles opérations sont contrastés. Rien de nouveau sous le soleil, il a été prouvé en 2010 que s’installer sur une place boursière plus prestigieuse est bénéfique pour un titre. Ensuite, une analyse de 130 entreprises qui ont changé de cotation principale pour les Etats-Unis sur la dernière décennie montre des performances mitigées. À fin 2024, 70% d’entre elles se négociaient sous leur prix de listage. Rien de mécanique donc.
Focalisons-nous sur les grandes entreprises maintenant. CRH, Flutter, Ferguson et Ferrovial – quatre groupes européens valorisés à plus de 10 milliards de dollars – ont opté pour une cotation américaine ces dix dernières années. Dans les 12 mois suivant l’opération, leur ratio cours/bénéfices a baissé d’environ 1% en moyenne, selon le Financial Times.
Sur les trois bénéfices généralement attendus d’un tel changement – meilleure liquidité, valorisation accrue, et couverture par davantage d’analystes – seul CRH, le plus gros du lot, a vu une amélioration sur les trois fronts dans les 18 mois suivants. Les valorisations de Ferrovial et Ferguson ont chuté, celle de Flutter s’est maintenue.
Les données montrent que plus une entreprise est importante avant sa cotation américaine, plus l’impact sera fort. Ces quatre entreprises ont vu leur liquidité quadrupler en moyenne. Pour les huit entreprises de moins de 10 milliards de capitalisation étudiées par le Financial Times, la hausse moyenne est de 45%. CRH, elle, a multiplié sa liquidité par 7.
Une revalorisation à prévoir ?
TotalEnergies n’a rien à envier à ses homologues américains en matière de fondamentaux. Pourtant, plusieurs freins limitent l’espoir d’un alignement complet de valorisation. D’un point de vue réglementaire, le risque est bien moindre outre-Atlantique. Puis le pétrole est perçu comme un secteur en déclin en Europe — ce n’est pas le cas aux États-Unis.
En 2023, l’Agence internationale de l'énergie (AIE) estimait que le pic de consommation du pétrole serait atteint d’ici 2030. Les données les plus récentes allongent cette perspective à 2040-2050. Les États-Unis n’ont pas cédé aux investissements massifs dans les énergies renouvelables comme l’ont fait les européens, ce qui confère un avantage de lisibilité à ExxonMobil et Chevron, en plus de la confiance qu’ils inspirent quant à leur capacité à générer du cash.
Elles ont également l’avantage de l’indice. TotalEnergies compte garder sa cotation principale à Paris, l'empêchant de pouvoir rejoindre tout indice américain. L’exposition d’un titre aux flux passifs n’est plus un argument négligeable. Trois ETF S&P 500 figurent actuellement dans le top 25 des actifs les plus valorisés au monde.
Mais Patrick Pouyanné n’a jamais tourné le dos au fossile. Non pas que BP et Shell l'aient fait, mais on a observé des revirements stratégiques plus prononcés chez ces deux européens. De ce fait, les fondamentaux ont les reins solides. (Voir un article d’Odile Dubois à ce sujet : Quel juste prix pour l'action TotalEnergies ? | Zonebourse). Les ratios de marges, de solvabilité et de rentabilité n’ont rien à envier à Exxon Mobil et Chevron.
À long terme, les actionnaires peuvent parier sur la capacité du management à piloter la transition énergétique sans compromettre la politique de redistribution. Là où les européens ont parfois manqué de clarté, et les américains focalisés sur le fossile, la major française pourrait jouer sa propre carte.
Quant à savoir si la fameuse "décote européenne" est réellement appelée à disparaître, seul le temps le dira. Mais si le PER de TotalEnergies passait de 10x à 12 ou 13x, le cours théorique de l’action se situerait entre 69 et 75 euros. Ce changement stratégique ne produira sans doute pas de miracle immédiat, mais il pourrait bien susciter l’intérêt d’autres entreprises françaises et européennes, attentives à ses effets à moyen terme.