La société TotalEnergies souhaite être cotée aux États-Unis. Cette décision interroge : pourquoi un fleuron du CAC 40 tourne-t-il son regard vers Wall Street ? Quels bénéfices en attend-il ? Que révèle cette opération sur le fonctionnement des marchés, des régulations et du capitalisme énergétique européens ?
Le projet de double cotation de TotalEnergies aux États-Unis questionne sur ses motivations profondes et ses implications financières. Si l’entreprise insiste sur le fait que « TotalEnergies est déjà cotée à New York » et qu’elle souhaite « transformer les certificats American Depositary Receipt, qui sont aujourd’hui la base de [sa] cotation aux États-Unis, en actions ordinaires », cette décision n’en reste pas moins stratégique.
La double cotation permet à une entreprise d’être cotée directement sur deux places boursières. Dans le cas de TotalEnergies, il ne s’agirait plus de maintenir les American Depositary Receipts (ADR) – actuellement utilisés pour accéder au marché états-unien –, mais de coter ses actions ordinaires à la Bourse de New York, tout en conservant leur cotation sur Euronext Paris. Cela permettrait aux mêmes actions d’être échangées en euros en Europe et en dollars aux États-Unis.
Double cotation
L’objectif immédiat du projet est de convertir les certificats ADR, qui représentent environ 9 % du capital de l’entreprise, en actions ordinaires cotées sur le New York Stock Exchange (NYSE). Les ADR sont des certificats négociables, émis par une banque américaine, représentant la propriété d’une action d’une société étrangère, et permettant leur négociation sur les marchés du pays de l’Oncle Sam. La conversion des ADR permettrait aux investisseurs états-uniens d’acheter des titres TotalEnergies directement, sans passer par des véhicules intermédiaires. Elle réduit les coûts d’intermédiation et facilite la liquidité.
Cette mutation est d’autant plus crédible que les investisseurs des États-Unis détiennent déjà près de 40 % du capital de TotalEnergies, en 2024, contre 25,3 % pour les actionnaires français. La part des fonds d’investissement états-uniens y est déterminante, en particulier le fonds BlackRock qui, avec 6,1 % du capital, est le premier actionnaire du groupe). De plus, les valorisations des majors américaines restent généralement supérieures à celles de leurs homologues européens. Le titre TotalEnergies se négocie ainsi à Paris à environ 3,5 fois l’Ebitda (soldes intermédiaires de gestion, ndlr), contre 6,5 fois pour ExxonMobil. En clair, tout en conservant une cotation à Paris, le « centre de gravité » boursier de l’entreprise se déplacerait mécaniquement.
Arbitrage entre Paris et New York
L’arbitrage entre NYSE et Euronext Paris consisterait, en théorie, à acheter des actions à un prix plus bas sur un marché (Paris), puis à les revendre à un prix plus élevé sur un autre (New York), tirant profit du différentiel de valorisation. Dans les faits, cette stratégie est très difficile à mettre en œuvre pour une entreprise comme TotalEnergies. Plusieurs obstacles s’y opposent :
Rejoignez les 110 000 abonnés qui nous font confiance pour s'informer au quotidien.
Je m'abonne gratuitement
Il existe des délais de règlement entre les deux marchés, empêchant une exécution instantanée.
Les fiscalités et régulations diffèrent selon les juridictions, complexifiant les transferts d’actions.
Les fuseaux horaires et la structure des marchés rendent difficile la synchronisation des opérations.
Les volumes de marché et la liquidité ne sont pas strictement équivalents sur les deux places.
Les programmes de rachat d’actions sont encadrés par des règles strictes : prix maximum, période autorisée, finalités déclarées (rémunération, annulation, etc.).
TotalEnergies ne peut donc pas légalement racheter massivement ses actions à Paris pour les revendre sous une autre forme à New York. Autrement dit, la double cotation vise moins à exploiter un arbitrage immédiat qu’à créer un accès direct et stable au marché américain, dans l’objectif d’attirer les investisseurs, d’améliorer la liquidité du titre et, à terme, d’obtenir une meilleure valorisation.
Mise en conformité
Techniquement, ce transfert nécessite une mise en conformité avec les règles de l’autorité de marchés américaine, la Securities and Exchange Commission (SEC) :
Un reporting financier aux normes comptables du pays, l’United States Generally Accepted Accounting Principles (US GAAP).
Une application drastique de la loi Sarbanes-Oxley qui oblige toutes les sociétés publiques à faire rapport de leurs contrôles comptables internes à la SEC.
La nomination d’un représentant légal aux États-Unis.
L’adaptation des structures internes à cette nouvelle configuration réglementaire et boursière.
L’exemple de TotalEnergies renvoie à celui de STMicroelectronics, dont la double cotation (Paris et NYSE) existe depuis son introduction en bourse, en 1994. Dans les années 2000, la liquidité du titre s’est déplacée progressivement vers New York, en raison d’une valorisation plus favorable et d’une structure actionnariale influencée par les fonds d’investissements états-uniens.
Maximisation de la valeur actionnariale
Le choix d’une double cotation répond à une logique bien ancrée depuis la révolution libérale des années 1980, impulsée par Milton Friedman et l’école de Chicago : celle de la maximisation de la valeur actionnariale.
À lire aussi : Deux conceptions de l’entreprise « responsable » : Friedman contre Freeman
TotalEnergies s’illustre avec un retour sur capitaux employés de 19 %, le plus élevé de toutes les majors pétrolières. Le groupe offre un rendement exceptionnel pour ses actionnaires : un dividende de 3,22 euros par action en 2024, soit une progression de 7 %. Le rendement moyen est de 5,74 % sur les cinq dernières années, contre 3 % pour l’ensemble des valeurs du CAC 40.
Son président-directeur général Patrick Pouyanné défend le choix d’une politique de distribution de dividendes soutenue lors de son discours à l’assemblée générale du groupe du 23 mai 2025 :
« Je sais aussi ce qui vous tient le plus à cœur, à travers ces échanges, c’est la pérennité de la politique du retour à l’actionnaire et notamment du dividende. Laissez-moi vous rassurer tout de suite, TotalEnergies n’a pas baissé son dividende depuis plus de quarante ans, même lorsque votre compagnie a traversé des crises violentes comme celle liée à la pandémie de Covid-19, et ce n’est pas aujourd’hui ni demain que cela va commencer. »
Les résolutions sur l’approbation des comptes et l’affectation du résultat soumises à l’assemblée générale du 23 mai 2025 ont recueilli plus de 99 % de votes favorables. Ces scores confortent la direction dans sa trajectoire conforme aux principes de la gouvernance actionnariale.
Prime de valorisation
Dans cette optique, la cotation à New York est d’autant plus attrayante qu’elle s’accompagne d’une prime de valorisation. En 2024, les certificats ADR TotalEnergies ont progressé de 8,6 % en dollars contre 1,4 % pour l’action à Paris).
Les gains de valeur boursière générés par une double cotation sont clairement avérés. Dans une étude publiée en 2010, la Federal Reserve Bank of New York démontre que les entreprises cotées qui s’introduisent sur un marché de prestige supérieur (comme Wall Street) « enregistrent des gains de valorisation significatifs durant les cinq années suivant leur introduction en bourse ».
La littérature académique met en évidence que la cotation croisée favorise une couverture accrue par les analystes financiers, en particulier américains. Cette visibilité renforcée améliore la diffusion de l’information, réduit l’asymétrie d’information entre l’entreprise et les investisseurs et renforce ainsi la confiance des marchés. Elle influence directement le coût du capital : les investisseurs sont prêts à financer l’entreprise à un taux réduit, car ils perçoivent un risque moindre. En d’autres termes, une entreprise mieux suivie, plus claire et mieux valorisée sur les marchés peut obtenir des financements à des conditions avantageuses.
Green Deal européen
TotalEnergies justifie son projet par des considérations économiques et financières. Mais ce repositionnement intervient dans un contexte réglementaire européen tendu, marqué par une montée en puissance des exigences de transparence, de durabilité et de prise en compte des parties prenantes au-delà des seuls actionnaires. Cette logique, inspirée de l’approche dite de la stakeholder value, est promue, notamment, par R. Edward Freeman (1984).
Cette dynamique est aujourd’hui remise en question. Les débats se cristallisent autour de la législation Omnibus, qui cherche à assouplir certaines exigences du cadre ESG, issu du Green Deal (pacte vert) européen, souvent critiqué pour ses répercussions possibles sur la compétitivité des entreprises européennes.
Dans le cadre du Green Deal, la directive Corporate Sustainability Reporting et les normes ESRS E1 (European Sustainability Reporting Standards) renforcent la transparence des grandes entreprises de plus de 1 000 salariés, selon la dernière proposition de la Commission européenne, en matière de risques climatiques et de leurs impacts environnementaux. En ce sens, ces directives offrent des leviers de contrôle supplémentaires aux parties prenantes désireuses d’interroger certaines stratégies de grandes entreprises comme TotalEnergies, notamment climatiques.
ESG et monde décarboné
Selon les deux derniers rapports de durabilité de TotalEnergies, la part des investissements durables du groupe (au sens de la taxonomie verte européenne mise en place dans le cadre du Green Deal) est tombée à 20,9 % en 2024, contre 28,1 % en 2023.
Lors de la dernière assemblée générale, Patrick Pouyanné a défendu cette orientation en soulignant notamment :
« Tant que nous n’aurons pas construit un système énergétique mondial décarboné, fiable et abordable, nous devrons continuer à investir dans les énergies traditionnelles. »
En déplaçant partiellement son centre de gravité vers les États-Unis, TotalEnergies consoliderait de facto son ancrage à un marché financier américain globalement moins en attente en matière d’ESG. Ainsi, lors de son audition au Sénat en avril 2024, Patrick Pouyanné soulignait :
« Du fait notamment du poids des critères environnementaux, sociaux et de gouvernance en Europe, la base d’actionnaires européens de TotalEnergies diminue […] alors que les actionnaires américains achètent TotalEnergies. »