En novembre 2005, les pouvoirs publics introduisaient en Bourse le géant de l’énergie au prix de 32 euros l’action. Aujourd’hui, il veut lui faire quitter la cote, en payant seulement 12 euros par titre. Le compte n’y est pas et les actionnaires ont le pouvoir de dire «non».
C’est une nouvelle bataille du pot de terre contre le pot de fer, celle d’actionnaires minoritaires d’Électricité de France (EDF) contre la puissance publique, qui entend les exproprier à bas prix.
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Mais ce combat, qui a déjà commencé sur le terrain juridique, pourrait bien tourner à l’avantage des premiers. Car les porteurs d’actions du «leader mondial des énergies bas carbone», comme il se plaît à se définir, ont en main une carte maîtresse, celle de pouvoir refuser – sans risque – les avances de l’État français.
Tours de passe-passe
C’est devenu, hélas, un grand classique en matière financière. Une société mère introduit en grande pompe – et au prix fort – sa filiale en Bourse, en faisant assaut de séduction auprès des particuliers. Puis, dès que le vent tourne, elle la fait sortir, en rachetant les titres à vil prix. Après Euro Disney (entrée à 11 euros en 1989, sortie à 2 euros en 2017) et Natixis (entrée à 19,55 euros en 2006, sortie à 4 euros en 2021), c’est maintenant au tour d’EDF, poids lourd de la cote (46,6 milliards d’euros) et ex-valeur de l’indice CAC 40 de 2005 à 2015, de faire l’objet de ce tour de passe-passe.
Dans sa déclaration de politique générale, prononcée le 6 juillet dernier à l’Assemblée, la Première ministre Élisabeth Borne a annoncé en effet «l’intention de l’État de détenir 100% du capital d’EDF», autrement dit de renationaliser l’entreprise créée au sortir de la Seconde Guerre. «La situation géopolitique impose des décisions fortes pour assurer l’indépendance et la souveraineté énergétique de la France», explique alors le ministère de l’Économie et des Finances. En devenant le seul actionnaire, EDF aurait ainsi la «capacité de mener de manière accélérée plusieurs chantiers décisifs […], notamment le programme de construction de six réacteurs de technologie EPR2 d’ici 2050.»
Primes faussement attractives
Cette décision surprise n’a pas soulevé de franche opposition chez les investisseurs, mais les moyens pour y parvenir ont déclenché l’ire des actionnaires minoritaires, qui détiennent encore près de 15% du capital. Annoncée le 19 juillet et confirmée le 4 octobre, l’offre publique d’achat simplifiée est en effet libellée à 12 euros par action et à 15,52 euros par obligation convertible ou échangeable en actions (Océane). À l’évidence, il s’agit d’une OPA au rabais. Le prix est très inférieur à celui retenu pour l’introduction en novembre 2005 (32 euros pour les particuliers, 25,60 euros pour les salariés d’EDF) et se situe à des années-lumière de celui payé en décembre 2007 (82,20 euros), lors du placement d’une tranche supplémentaire de 2,5% du capital.
Certes, le prix de 12 euros par action fait ressortir une prime de 53% sur le cours du 5 juillet dernier (veille de l’annonce par la Première ministre) et une prime de 45,7% sur la moyenne des 60 dernières séances précédant cette date. Mais ces primes, en apparence attractives, ne sont que la résultante d’un calcul arithmétique par rapport à des cours plombés par les décisions de l’État actionnaire, dont certaines font l’objet de plaintes.
Décisions lourdes de conséquences
Qu’on en juge : distribution de dividendes en situation de cash-flow négatif (dénoncée par la Cour des comptes) obligeant EDF à s’endetter, participation au plan de sauvetage d’Areva au bord de la faillite en 2017, fermeture de la centrale nucléaire de Fessenheim le 30 juin 2020, vente à prix cassé d’une partie de sa production d’électricité nucléaire à ses concurrents dans le cadre du dispositif Arenh (Accès régulé à l’électricité nucléaire historique), plafonnement des tarifs réglementés à 4% en 2022 (sans le bouclier tarifaire, ils auraient dû être relevés de 35%), sans parler de la construction contestée des EPR britanniques d’Hinkley Point. La liste est longue.
Or, ces décisions purement politiques sont lourdes de conséquences pour le groupe EDF, notamment le plafonnement tarifaire et la vente à perte d’une partie de sa production. Dès la mi-janvier 2022, l’ancien président, Jean-Bernard Lévy, l’a d’ailleurs dénoncé – il a été remplacé, le 23 novembre, par Luc Rémont. Le 9 août, après une analyse juridique et eu égard aux dommages subis, l’électricien a ainsi déposé un recours contentieux auprès du Conseil d’État et une demande indemnitaire pour un montant de 8,3 milliards d'euros. Soit 1,6 fois le bénéfice net part du groupe réalisé en 2021 (5,1 milliards).
Étrange concours de circonstances
La Bourse a bien sûr pris acte de cette cascade de décisions peu favorables à l’entreprise : le cours d’EDF tournait ainsi autour de 8 euros avant l’annonce de la renationalisation, alors qu’il évoluait entre 16 et 22 euros, de l’été 2013 à l’été 2015. Et, par un étrange concours de circonstances, c’est le moment choisi par l’État pour lancer son OPA, avec le cas échéant un retrait obligatoire, c’est-à-dire une expropriation des actionnaires rétifs, s’il venait à détenir au moins 90% du capital et des droits de vote à l’issue de l’offre (la loi du 22 mai 2019, dite loi Pacte, a abaissé en effet le seuil fatidique de 95% à 90%).
Les actionnaires attendaient donc avec impatience – sans grande illusion toutefois – la décision de conformité de l’AMF et le rapport de l’expert indépendant, le cabinet Finexsi, qui atteste du caractère équitable du prix proposé aux minoritaires. Ils n’ont pas été déçus. L’AMF a donné son feu vert, en rappelant, par la voix de sa nouvelle présidente, Marie-Anne Barbat-Layani, qu’elle ne fixe pas le prix de l’offre, mais examine si toutes les conditions, notamment de contre-expertise, ont été respectées.
Recours devant la Cour d’appel
Le cabinet Finexsi, de son côté, a examiné notamment les différents points litigieux soulevés par des actionnaires : absence de référence aux cours historiques, non prise en compte de certaines méthodes de valorisation (DCF et actif net réévalué), réajustement du coût de la dette jugé trop élevé, intégration de la totalité de la demande indemnitaire, cessions éventuelles d’Edison et d’actifs au Brésil, etc. Mais tous ces points ne l’ont pas conduit à modifier son appréciation du prix d’offre, qu’il juge équitable.