4. Outre les monopoles naturels, existe le phénomène dit des « coûts de transaction » (qui valut notamment son prix Nobel au professeur R.H. Coase), lequel peut justifier qu’on renonce dans certains cas aux heureux effets de l’émulation concurrentielle. En l’occurrence, il arrive dans certains secteurs que la difficulté, l’urgence et l’enjeu de l’information soient tels que l’organisation hiérarchique soit préférable au libre jeu du marché.
Les tarifs sont stables par nature, pas les prix du marché. A travers les péripéties de la confrontation entre offre et demande d’un bien non stockable comme l’électricité, seule la tendance est significative.
La règle était en réalité un peu plus subtile ...
C’est évident dans le cas du « dispatching ». A chaque instant, le moindre écart entre l’offre et la demande globale d’électricité entraînerait une variation de la fréquence 5 , ce que le réseau ne peut supporter. Là, pas question d’attendre que se fixe librement sur le marché le prix pour lequel l’offre égalera la demande ! Entre temps, tous les relais auraient déclenché, les trains se seraient arrêtés, les ascenseurs seraient en panne etc ...
Ce n’est donc pas le marché, mais un dictateur – le dispatcher – qui, à chaque instant, assure au mieux de ses informations, de sa compétence et de son honnêteté, l’équilibre le plus économique possible entre l’offre et la demande globale de sa zone d’interconnexion.
Un bilan décevant
5. Malgré le domaine très limité ainsi laissé à la concurrence après qu’on en ait soustrait tout ce qui ne peut vraiment y être soumis, en reste-t-il quand-même assez pour que l’ouverture des marchés conduise à une baisse des coûts ? (et valait-il la peine de se lancer dans un pareil chambardement pour si peu ?).
Militent pour la concurrence l’obsession du prix de revient et l’abaissement des prix de vente, qui reste le principal facteur de compétitivité dans une industrie arrivée à maturité (contrairement aux Télécom), et aussi la stimulation des imaginations pour chercher toujours à faire mieux, et la révérence envers le client qui est la raison d’être de l’entreprise. Militent contre la concurrence, dans le cas (extrême) de l’électricité, l’étendue des secteurs en monopole naturel, l’importance des « coûts de transaction » (liée principalement à l’impossibilité absolue de stocker l’électricité), la lourdeur des investissements à longue durée de vie (qui seuls assurent encore de bons prix de revient pour la majeure partie des fournitures), la difficulté de lier la fixation des prix ou des tarifs à la nature complexe de la livraison 7 (variations quotidiennes, plus ou moins aléatoires, évolution saisonnière etc ...).
Cela étant, le bilan est une affaire de cas d’espèce.
Là où la gestion était franchement mauvaise, là aussi où la gestion était de bonne qualité mais où les prix de monopole n’étaient guère régulés, pas d’autre solution que la concurrence, fut-elle bête et méchante : dans certains pays où il y avait fort à faire, le fait est qu’on a observé de premiers résultats qui auraient pu être encourageants. Mais là où la gestion était décente, dans le cadre d’un contrat passé avec l’Etat pour fixer les
missions de l’entreprise et en organiser le contrôle a posteriori, les coûts de la mise en concurrence avaient toute chance de l’emporter sur ses bienfaits. C’est le cas de la France. Les prix de l’électricité ne pouvaient que monter. Ils n’ont pas tardé à le faire ...
6. A ce phénomène de fond se sont ajoutées des circonstances de fait plus ou moins durables.
Les plus importantes tiennent à l’état des interconnexions dans l’Europe de l’Ouest.
EDF avait reçu mission de profiter de son parc nucléaire pour rapporter des devises à la
France. Il s’agissait avant la fin du siècle (le XXème), d’exporter au moins 70 milliards de kWh par an. On y est arrivé grâce, il est vrai, à un certain ralentissement de la croissance de la consommation nationale. (C’est là, avec ces 70 TWh, le fameux « suréquipement nucléaire » d’EDF dont on a tant parlé, comme si, pour une entreprise de service public, exporter de l’électricité était une activité coupable, si profitable soit-elle...). Et on s’est attaché, pour faciliter ces exportations, à développer les interconnexions avec les pays voisins. Force est de reconnaître qu’on y est mal parvenu. Cela fait plus de trente ans qu’on essaye de construire ce qu’on appelle aujourd’hui une « autoroute électrique » entre la France et l’Espagne ; impossible d’obtenir où que ce soit une autorisation de passage. Une seule ligne avec l’Italie a pu être autorisée au cours de la même période. Et un seul câble France-Angleterre. Contrairement à certaines idées répandues sur le nationalisme invétéré des grands électriciens d’avant-marché, ce n’est pas parce que leurs entreprises n’ont pas voulu s’interconnecter davantage que le marché européen reste morcelé, c’est parce que les populations se sont opposées, parfois violemment, au passage des lignes, et parce que les pouvoirs publics n’ont pas réussi à vaincre ces oppositions.
Les réseaux étant ce qu’ils sont, il n’existe un réel marché que sur la « plaque » formée de la France, du Benelux et de l’Allemagne (de l’Ouest). Sur ce marché, les prix se fixent très naturellement, à chaque instant, au niveau du coût du kWh fourni par le dernier fournisseur auquel il faut faire appel pour faire face à la demande, donc au fournisseur le plus cher de ceux qu’il faut mobiliser, lequel est allemand ... et coûteux comparé aux coûts français. D’où une hausse, parfois considérable, des prix de l’électricité facturée aux anciens clients d’EDF qui, au nom (estimable) de la liberté, avaient opté imprudemment pour quitter les tarifs de service public et se livrer aux prix du marché.
Quand l’offre de gaz est inférieure à la demande, c’est la pression du gaz qui baisse un peu dans les conduites ce qui n’est pas tragique. Pour l’électricité, le phénomène homologue, c’est la baisse de la « fréquence » – les cinquante oscillations par seconde du courant alternatif – et la plupart des appareils non thermiques déclenchent ! C’est grave.
En théorie économique, l’électricité cumule pratiquement toutes les exceptions aux heureux effets de l’économie de marché.
D’où suit qu’on peut militer avec conviction pour la régulation par le marché, et en exclure l’électricité.
On a vu, dans les débuts, quelques naïfs prétendre qu’il suffisait d’ajouter le prix d’emploi des réseaux au prix de production pour obtenir le prix final de la fourniture, comme s’il s’agissait de salades ou d’espadrilles. Mais quand les tarifs comportent à chaque stade prime fixe (au kW) et prix d’énergie (par kWh), ils ne sont plus additifs;
7. Grâce à son parc nucléaire, l’EDF bénéficie de prix de revient bien plus avantageux que ses collègues allemands, mais les lois du marché étant ce qu’elles sont, ce ne sont donc plus, dorénavant, ses clients qui vont en profiter, mais ses actionnaires – c’est-à-dire l’Etat pour l’essentiel.
Toutefois, ceux des clients d’EDF qui ont eu la sagesse, ou la pusillanimité, de ne pas quitter le giron de la grande Maison, bénéficient encore, eux, de prix (dits réglementés) nettement moins élevés que les prix du marché, dans la ligne de ce que seraient restés les tarifs français de l’électricité. Aussi l’Etat a-t-il exigé, au mépris des principes de l’économie de marché, qu’EDF offre à ses anciens clients malheureux le retour provisoire à un tarif régulé de transition. De son côté, Bruxelles exige la suppression de tous ces tarifs réglementés qui, comme le nez au milieu de la figure, donnent la mesure de la perte dont sont victimes les clients français qui n’en bénéficient plus du fait de l’ouverture à la concurrence et de leur option pour les prix de marché. Quant aux dits clients, leur seule consolation est de savoir qu’au moins pour l’essentiel c’est l’Etat français, actionnaire à près de 90 % d’EDF, qui va bénéficier de leur malheur au titre des dividendes et plus-values promis aux actions qu’il détient (et aux impôts sur les bénéfices qu’il se payera à lui-même !).
La concurrence à bout de bras