L'expression est devenue galvaudée : « le retour de la guerre de haute intensité ». Depuis le début de la guerre en Ukraine, les militaires ne parlent plus que de cette « haute intensité », qui chamboule toutes leurs prévisions et leurs choix antérieurs. Comme le résume le député Jean-Louis Thieriot, qui cosigne avec Matthieu Bloch un rapport sur « l'artillerie à l'aune du nouveau contexte stratégique », la guerre en Ukraine remet en lumière l'importance de l'artillerie, de l'armée de terre, là où les conflits précédents s'étaient joués sur la maîtrise du ciel et les frappes aériennes. En Ukraine, où la supériorité aérienne n'étant plus acquise, l'artillerie est redevenue la « reine des batailles », seule capable de maintenir dans la durée un volume de feu suffisant sur la ligne de front.
L'armée française prise à contre-pied
Prise à contre-pied, l'armée française est ainsi partiellement « nue », faute d'avoir conservé des capacités de frappe sol-sol. A l'exception du canon Caesar capable de tirer à quelque 40 kilomètres. Mais pour harceler l'ennemi et le désorganiser, il faut frapper plus loin ses dépôts, ses postes de commandements, etc. Et là, l'armée de terre, après trente ans de réduction de son artillerie et la fermeture de trois régiments, ne dispose de quasiment plus rien. Elle compte 75 Caesar et 9 lance-roquettes unitaires (LRU), capables de tirer à 80 km, mais qui sont à bout de souffle et bientôt hors d'usage. Au début des années 1990, elle disposait encore de 57 systèmes équivalents aux LRU. Avant l'Ukraine, dans le conflit au Haut-Karabakh, près de 170 lance-roquettes ont été détruits…
LIRE AUSSI :
La France fait la promotion de ses canons Caesar pour soutenir l'Ukraine
Les députés appellent donc l'armée française à se doter vite de nouveaux systèmes d'artillerie à longue portée. « Les appuis indirects de niveau division et de niveau corps d'armée doivent être renforcés de toute urgence », plaident Jean-Louis Thiériot (LR) et Matthieu Bloch (UDR). « Quand on était dans un combat asymétrique (Afghanistan, Mali, NDLR), le Caesar suffisait et au pire on avait l'armée de l'Air qui pouvait opérer. Aujourd'hui, la donne a totalement changé », insiste Jean-Louis Thiériot. Et de rappeler que dans la doctrine de l'Otan, il faut s'assurer de pouvoir agir jusqu'à 60 kilomètres de profondeur pour une brigade, jusqu'à 150 kilomètres pour une division, et jusqu'à 300 km pour un corps d'armée.
L'artillerie au premier rang en Ukraine
Actuellement, l'Ukraine déploierait sur sa ligne de front près de 2.000 canons de tous calibres. Au début du conflit, l'artillerie a assuré plus de 75 % des pertes, quand, aujourd'hui, le déploiement des drones et des munitions télé opérées (MTO) ont partiellement pris le relais sur le champ de bataille. Désormais, artillerie et drones d'attaque se répartissent pour moitié les cibles. La constante étant une élongation sans cesse plus profonde de leur champ d'action. Face aux multiples lance-roquettes soviétiques, les Himars5 américains peuvent atteindre des cibles jusqu'à 300 kilomètres avec des missiles ATACMS.
LIRE AUSSI :
Missiles : le coup de maître de Rheinmetall et Lockheed Martin
La Direction générale de l'armement a lancé un appel à projet et deux consortiums (Safran-MBDA, Thales-Arianegroup) développent des projets de systèmes de 150 km de portée pour prendre le relais des LRU. Safran proposerait une version sol-sol de sa bombe air sol modulaire AASM, MBDA une adaptation sol-sol de son Missile de croisière naval, tandis qu'Arianegroup étudierait des portées plus longues. Les premiers tirs de démonstration n'auront lieu qu'en 2026, ce qui équivaut à une mise sur le marché peu probable avant 2030.
Une offre industrielle surprise
C'est pourquoi l 'entreprise Turgis Gaillard, a développé en mode agile un vecteur de frappe à longue portée, baptisé Foudre, capable de tirer tous les types de munitions, qu'elle va présenter au salon du Bourget. La PME française avait déjà fait parler d'elle lors du dernier salon avec son prototype de drone armé de longue endurance, Aarok, développé sur ses fonds propres. Il doit bientôt être testé en vol. « Nous avons identifié le besoin de remplaçant aux LRU depuis deux ans, on a fait travailler nos bureaux d'études et nous présentons notre prototype, fidèle à notre volonté à répondre à des besoins de niche avec agilité, en espérant que notre système plaira à l'armée de terre et pourra être qualifié en 2027 », explique Fanny Turgis, cofondatrice de l'entreprise (9 sites de production en France et 80 millions de chiffre d'affaires).
De fait, les députés appellent à développer vite et « à un coût accessible » le successeur du LRU, « faute de quoi on sera obligé d'aller acheter ailleurs ». La loi de programmation militaire prévoit l'achat de 13 systèmes à l'horizon 2030, mais il en faudrait quatre fois plus, recommandent les députés. Pour les industriels, le risque est d'arriver trop tard sur le marché pour espérer pouvoir exporter à nos voisins. La Pologne et le Royaume-Uni ont acheté des systèmes américains Himars, tandis que l'Allemagne, l'Espagne et les Pays-Bas ont choisi des lance-roquettes israéliens Puls. La Pologne a également acquis 288 lance-roquettes K239 coréens.
Ukraine : 4 choses à savoir sur les HIMARS, ces lance-roquettes cruciaux pour Kiev
Développer des missiles de longue portée européens
Dans le domaine des frappes de profondeur, les députés abordent aussi le délicat sujet des missiles conventionnels (dotée de charges explosives classiques, et non pas de charges nucléaires) à très longue portée, soit à plus de 1.500 km. Ni la France, ni ses voisins européens n'en produisent, en partie parce qu'ils respectaient le Traité sur les forces nucléaires intermédiaires (FNI) qui interdisaient ce type de vecteur entre 500 et 2.000 km. Un traité dénoncé en 2019 par les Américains et les Russes, devenu un bien lointain souvenir au regard des quelque 10.000 missiles russes tirés sur l'Ukraine depuis le début du conflit.
Face à la prolifération de ces missiles sur tous les théâtres d'opérations (Iran/Israël, mer Rouge, Ukraine/Russie), les députés estiment que la France et l'Europe ne peuvent rester les bras croisés et doivent se doter à nouveau de ces capacités dans les meilleurs délais. « L'absence d'une telle capacité dans l'arsenal français et/ou européen fait naître un risque de contournement par le bas de la dissuasion nucléaire », estiment-ils. Autrement dit, pour répliquer à un tir balistique qui toucherait des objectifs non vitaux (exemple un champ ou une forêt dépeuplé) sur le sol européen, mieux vaudrait répliquer par un tir semblable qu'actionner immédiatement la riposte nucléaire.
La France, l'Allemagne, la Pologne et l'Italie sont d'accord puisqu'elles ont lancé en juillet 2024 un projet dénommé « European Long Strike Approach », avant d'être rejoint par le Royaume-Uni et la Suède. ArianeGroup souhaite proposer une solution de missile balistique terrestre et mène avec l'appui de l'Otan un intense lobbying dans ce sens. Le missilier européen MBDA propose de son côté une version terrestre de son Missile de croisière naval. Chacun vise des portées supérieures à 2.000 kilomètres. A priori, le projet devrait s'inscrire comme l'un des programmes de réarmement européen les plus importants. Le retour de l'Europe dans ces missiles balistiques ou hypersoniques, sonnera le glas définitif de trente ans de politique de désarmement post-guerre froide