Le 20 mars 2025, Bercy a accueilli d’intenses discussions sur le financement de la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD). Ce secteur stratégique, souvent délaissé par les investisseurs en raison de ses spécificités techniques, de son image et de son cadre réglementaire, doit pourtant assurer sa pérennité. Deux points fondamentaux ont été clarifiés : la compatibilité entre les critères ESG et la défense, ainsi que l’absence de « zone grise » dans la légalité des armements
Un marché de la défense en pleine expansion
En 2024, les exportations françaises d’armement ont dépassé les 18 milliards d’euros. En mars 2024, selon le rapport du SIPRI, la France est devenue, pour la première fois, le deuxième plus grand exportateur d’armes au monde, dépassant la Russie. Entre 2014-2018 et 2019-2023, ses exportations d’armement ont bondi de 47 %. La majeure partie de ces exportations (42 %) est destinée aux pays d’Asie et d’Océanie, tandis que 34 % vont vers le Moyen-Orient. L’Inde est le principal client de l’industrie française de défense, représentant à elle seule près de 30 % des ventes. Cette progression s’explique en grande partie par les livraisons d’avions de combat, notamment à l’Inde, au Qatar et à l’Égypte. Cette performance s’inscrit dans un marché en forte croissance, comme en témoigne la progression spectaculaire de certaines entreprises européennes. En 2024, l’entreprise allemande Rheinmetall a enregistré une hausse de 36 % de son chiffre d’affaires, atteignant 9,75 milliards d’euros, tandis que son carnet de commandes a explosé, passant de 21,98 milliards à un record de 55 milliards d’euros. La fragmentation géopolitique et le réarmement accéléré des États, notamment en Europe, génèrent une demande sans précédent. Pour y répondre, l’une des stratégies des entreprises est d’augmenter drastiquement leurs capacités de production. Cette montée en puissance doit aussi s’accompagner d’investissements massifs dans de nouvelles infrastructures industrielles.
L’argent privé finance la rentabilité, l’État assure la souveraineté
Sur ce modèle, Thales, qui poursuit une dynamique de croissance accélérée, est un exemple parlant. En 2024, le groupe a enregistré un niveau record de prises de commandes, atteignant 25,3 milliards d’euros, soit une hausse de 9 %. Le chiffre d’affaires du groupe a franchi la barre des 20 milliards d’euros, en progression de 11,7 %, illustrant la solidité de son positionnement stratégique mais aussi sa montée en puissance industrielle. L’EBIT ajusté (Earnings Before Interest and Taxes) de Thales a progressé de 13,4 % en 2024, atteignant 2,4 milliards d’euros, un signe clair de l’amélioration de sa rentabilité et du renforcement de son empreinte industrielle. Cet indicateur permet d’évaluer la performance économique pure d’une entreprise, en mesurant le profit généré par son activité courante, avant de prendre en compte les charges financières et fiscales.
Toutefois, une rentabilité affichée via l’EBIT ne suffit pas, encore faut-il qu’elle se matérialise en liquidités disponibles pour financer l’expansion, rembourser les dettes ou rémunérer les actionnaires. C’est ici qu’intervient le Free Cash-Flow (FCF), qui mesure la capacité d’une entreprise à convertir son résultat d’exploitation en trésorerie, après déduction des investissements nécessaires. Chez Thales, cette dynamique est particulièrement robuste, avec 2 milliards d’euros de FCF généré en 2024, le groupe prouve qu’il transforme efficacement ses bénéfices en cash réutilisable pour ses projets stratégiques, notamment le renforcement de ses capacités industrielles et ses investissements en R&D. L’impact de cette solidité financière se reflète également dans son résultat net ajusté, qui atteint 1,9 milliard d’euros (+7 %), confirmant une croissance maîtrisée et une gestion efficace des ressources. Grâce à cette capacité à générer des liquidités, Thales dispose d’une marge de manœuvre importante pour assurer sa montée en puissance, sécuriser ses futures commandes et maintenir son positionnement stratégique sur le marché de la défense et des technologies avancées.
Thales va se doter en 2028 d’un nouveau site de production à Cholet, destiné à renforcer ses capacités industrielles dans le secteur de la défense. Ce projet s’inscrit dans une stratégie d’expansion pour augmenter les stocks et améliorer l’efficacité de la production. En parallèle, Thales a continué d’accroître ses investissements en recherche et développement (R&D), consacrant plus de 4 milliards d’euros, notamment dans les domaines de la cybersécurité, des systèmes d’armement et de l’intelligence artificielle. Cette politique d’innovation a permis à l’entreprise d’améliorer sa compétitivité et de répondre aux besoins croissants des forces armées, en particulier sur des projets stratégiques comme les radars, les drones et les systèmes de surveillance. Par ailleurs, Thales a développé des partenariats avec des entreprises du secteur et a considérablement renforcé ses ventes à l’export, avec un carnet de commandes record de plus de 50 milliards d’euros en 2024. Ces contrats incluent des commandes militaires sur plusieurs années, garantissant une visibilité stratégique et un flux de trésorerie stable.
Les PME en plein essor : l’exemple d’Europlasma
À une toute autre échelle, Europlasma incarne la transformation rapide et la forte valorisation du secteur de la défense. En difficulté il y a encore peu, l’entreprise exploite l’essor de la BITD pour accélérer sa croissance. Grâce à la reprise de la Fonderie de Bretagne, elle s’impose dans le marché des munitions et prévoit une montée en puissance fulgurante jusqu’à 750 000 obus de 120 mm en 3 à 4 ans, faisant d’elle l’une des plus grandes usines de moyen calibre en Europe. La seule activité des Forges de Tarbes pourrait quadrupler le CA dès 2025, entraînant une forte revalorisation boursière. Ce virage stratégique démontre comment les entreprises industrielles, même en difficulté, peuvent se repositionner rapidement et capter une part massive d’un marché en plein essor, porté par les tensions géopolitiques et la demande croissante en armement.
Cependant, que ce soit pour les grands groupes industriels ou pour les entreprises de « second/troisième niveau », cette expansion fulgurante repose sur une dépendance étroite aux décisions budgétaires des États, elles-mêmes soumises à des arbitrages politiques et économiques fluctuants. Si la dynamique actuelle des dépenses militaires semble durable, l’histoire montre que les cycles de défense ne sont jamais totalement linéaires. De plus, l’augmentation rapide des capacités de production pose la question de leur viabilité à long terme : une surcapacité en cas de stabilisation des tensions pourrait peser sur la rentabilité de l’entreprise.