L'interview de Laetitia Baldeschi (CPR AM) : où en sont les grandes économies émergentes ?
information fournie par Boursorama 09/10/2015 à 17:05

Laetitia Baldeschi, stratégiste chez CPR Asset Management.

Depuis l’été, les investisseurs s’inquiètent de la conjoncture économique des pays émergents. Dans ce cadre, nous avons posé nos questions à Laetitia Baldeschi, stratégiste chez CPR Asset Management.

La Bourse de Shanghai a retrouvé son calme en septembre, mais reste proche de son plus bas niveau annuel. Faut-il s’attendre selon vous à une poursuite de l’accalmie, ou la baisse peut-elle reprendre de plus belle avant la fin de l’année ?

Laetitia Baldeschi : La hausse de plus de 150% de l’indice de Shanghai était irrationnelle. La correction de cette vraie bulle a été rapide mais d’ampleur finalement modeste comparée à la hausse précédente.  L’économie chinoise est en plein ralentissement, les profits macro-économiques de l’industrie traditionnelle reculent toujours (-8,8% en glissement annuel en août). Il apparaît difficile de trouver dans cette conjoncture les sources d’un rebond. Pour autant les autorités ne souhaitent vraisemblablement pas gérer une nouvelle débâcle boursière et mettront en œuvre les mesures nécessaires pour limiter d’éventuels ajustements violents. Il faudra avoir la confirmation dans les indicateurs macro-économiques non seulement chinois, mais plus globalement asiatiques, d’une stabilisation de la croissance puis d’une lente reprise, accompagnée de mesures publiques de soutien de l’activité pour entrevoir un début d’embellie boursière.

On sait que l’industrie chinoise ralentit depuis quelques mois. Pensez-vous que le Brésil, qui connait une forte inflation et une nette récession, pourrait devenir un sujet de préoccupation majeur, au même titre que la Russie en fin d’année dernière ?

L. B. : La situation de l’économie brésilienne se dégrade continument depuis le 2 ème trimestre 2013. Depuis trois trimestres le PIB recule en variation trimestrielle, signalant une entrée en récession.  Les vulnérabilités de l’économie brésilienne en sont exacerbées. L’inflation flambe (+9,5% sur un an en août pour un objectif de la banque centrale de 4,5% + ou – 2 points), la banque centrale a relevé agressivement son taux directeur à 14,25%, ce qui vient compliquer l’équation budgétaire du gouvernement en alourdissant le poids de la dette. Le solde courant reste nettement déficitaire et la devise continue de se dévaluer. Et pour finir, le pouvoir politique du gouvernement est très affaibli par les accusations de corruption. Il n’y a pas là de dégradation soudaine, comme dans le cas de la Russie, mais on constate aujourd’hui le résultat de politiques économiques inadéquates sur plusieurs années. En revanche, il est évident que la situation difficile du Brésil pèse sur l’ensemble de l’Amérique latine et complique la donne pour les petits pays confrontés à la baisse de la demande de matières premières.  Le remaniement ministériel  pourrait peut-être être le signal d’un changement d’orientation et d’une clarification des objectifs de politique économique qui se traduirait par un horizon plus dégagé. Il faudra vraisemblablement attendre encore quelques semaines pour analyser les premiers arbitrages.

Qu’en est-il de l’Inde ? On ne parle plus beaucoup de ce pays. La croissance se maintient-elle malgré le ralentissement chinois ?

L. B. : Il est vrai que depuis l’élection de M. Modi à la tête du gouvernement indien le pays est un peu sorti des écrans. Pour autant il résiste plutôt bien à la situation actuelle. Dans un premier temps il faut rappeler que le poids de la Chine dans le commerce indien reste très modeste. Les exportations indiennes vers la Chine représentent 4,2% du total de ses exportations et, d’autre part les importations indiennes en provenance de Chine concernent 12,7% du total de ses importations. De plus l’économie indienne est globalement plus fermée que l’ensemble des autres pays asiatiques, avec des exportations qui pèsent pour près de 15,5% du PIB. Ce qui compte en Inde c’est la demande intérieure. Celle-ci reste soutenue. Les autorités profitent grandement de la baisse du prix de l’énergie pour réduire leurs déséquilibres externes ce qui est salué par les marchés ; la devise est une des moins attaquées dans la période récente. L’inflation recule largement (3,7% en glissement annuel en août) ce qui donne des marges de manœuvre à la banque centrale, et lui permet de baisser ses taux directeurs (6.75% pour le repo). Pour autant la voie des réformes structurelles est encore longue, et l’on observe toujours autant de lenteur dans le processus législatif. Un point favorable est à souligner : le gouvernement facilite les procédures pour les investissements directs étrangers, qui pourront être un soutien de la croissance à moyen terme.

Beaucoup de sociétés de gestion conseillent depuis la rentrée de revenir vers les valeurs domestiques, notamment européennes, dans le cadre actuel des doutes sur les émergents. Ce conseil est-il vraiment légitime, alors que les valeurs européennes ont également été très affectées par les doutes sur l’économie mondiale ces derniers temps ?

L. B. : C’est effectivement un premier réflexe de se repositionner sur les valeurs domestiques dans un environnement de doute sur la croissance des pays émergents. Pour autant, et comme à chaque fois, il ne faut pas s’arrêter me semble-t-il aux toutes premières réactions des marchés. Les craintes sur les émergents font chuter les devises et les bourses émergentes, et par contagion l’ensemble des marchés financiers comme en août. En mai 2013, la crainte du tapering de la Fed avait entrainé l’ensemble des émergents à la baisse et ce n’est que dans un deuxième temps que le tri « sélectif » avait été fait parmi eux en isolant notamment ceux qui n’avaient pas de problématique de financement externe. Aujourd’hui après avoir vendu l’ensemble des marchés on regarde d’un peu plus près et il est clair que toutes les valeurs ne peuvent être affectées de la même façon par le ralentissement émergent. Dans cet environnement, privilégier les valeurs domestiques européennes et américaines nous semble opportun.

Côté européen justement, on évoque de plus en plus souvent une éventuelle extension du « quantitative easing » dans les mois à venir. Une note de Barclays évoquait même la possibilité d’une décision de Mario Draghi dès ce mois-ci . Qu’en pensez-vous ?

L. B. : M. Draghi n’a effectivement de cesse d’affirmer que la BCE se tenait prête à agir si la situation l’exigeait. Est-ce aujourd’hui le cas ? Les données macro-économiques sont plutôt jusque-là rassurantes. Les enquêtes de conjoncture confirment la tendance positive de croissance du PIB observée depuis le début de l’année, autour de 1,6% pour 2015. Certes l’Allemagne pourrait être un peu plus affectée par le ralentissement émergent, ou par le problème Volkswagen mais la demande intérieure s’est largement renforcée. Le crédit redémarre lentement mais il redémarre, et le taux de chômage continue de baisser. . Certes, l’inflation demeure faible et atteint -0,1% en glissement annuel en septembre, mais ce repli est imputable à la chute des prix de l’énergie, un effet transitoire. Cette baisse était prévue, M. Draghi l’avait même annoncée le mois dernier, elle n’est donc pas inquiétante, d’autant moins que l’inflation sous-jacente augmente de 0,5% en septembre, et de 0,9% sur un an. Il n’y a pas donc pas nous semble-t-il d’urgence à intervenir en  modifiant l’actuel QE qui semble pour le moment remplir son rôle. En revanche, si l’inflation venait à ne pas remonter vers son objectif d’ici le mois de septembre 2016, ou si la situation déjà compliquée sur le marché du crédit corporate venait à se tendre encore, alors la BCE interviendrait sans aucun doute – elle l’a d’ailleurs annoncé dès la mise en place du QE en janvier dernier. C’est encore prématuré, de notre point de vue.

Propos recueillis par Xavier Bargue