REPORTAGE-En France, la résistance s'organise contre l'expansion du géant Amazon information fournie par Reuters 30/07/2020 à 12:33
par Christian Lowe, Elizabeth Pineau et Mathieu Rosemain
COLOMBIER-SAUGNIEU, Rhône, 30 juillet (Reuters) - Un matin de juin, dans son cabinet vétérinaire près de Lyon, Gilles Renevier s'apprête à castrer un caniche. Lorsqu'il ne s'occupe pas des animaux, il s'attelle à une autre mission: couper court aux ambitions d'expansion d'Amazon.com Inc AMZN.O .
Soutenu par des militants locaux, Gilles Renevier est parvenu à faire suspendre la construction d'un site qui, selon des bénévoles et un haut responsable local, serait destiné à devenir une plate-forme logistique pour le géant de la vente en ligne. En attendant que le recours devant la justice fasse son chemin, les travaux sont stoppés.
En France, diverses organisations "anti-Amazon", comprenant des militants locaux, des écologistes, des syndicats et des élus, se rassemblent pour lutter contre le distributeur américain.
Elles reçoivent même des soutiens financiers de bienfaiteurs parmi les plus riches du monde. Tous poursuivent le même objectif: empêcher la tentaculaire entreprise d'étendre encore plus sa présence. Ils l'accusent de détruire des emplois dans le commerce de proximité, d'exploiter ses employés et de nuire à l'environnement, des arguments que la société rejette.
Ces opposants ont remporté en avril une importante victoire sur le terrain judiciaire à la suite d'une plainte de salariés syndiqués, soutenus par l'association environnementale Les Amis de la Terre.
Au plus fort de la pandémie de coronavirus, le tribunal de Nanterre (Hauts-de-Seine) a sommé l'entreprise de restreindre son activité de distribution aux produits essentiels.
Amazon, qui a contesté les conclusions du tribunal, a réagi en fermant ses entrepôts et centres de distribution français pendant 35 jours. Depuis, un accord avec les syndicats a été trouvé et les centres ont rouvert.
Ce jugement a cependant encouragé les critiques envers l'entreprise, y compris aux États-Unis.
Gilles Renevier, 59 ans, à la chevelure poivre et sel, est le président de l'association Fracture. Avec une autre association locale - et avec le soutien de la fédération des Amis de la Terre - ils tentent d'empêcher l'expansion d'Amazon dans le sud-est de la France. Avant de commencer à opérer dans son cabinet en ce matin de juin, il fait un arrêt sur le chantier, dont ils ont obtenu la suspension.
Le vétérinaire, pour qui Amazon favorisait un mode de vie consumériste destructeur pour la société, vit à 14 kilomètres du site. Il se dit préoccupé par le trafic routier et la pollution qu'un centre logistique de cet acabit pourrait causer.
"Comment peut-on croire qu'on va réduire la pollution en construisant une grande entreprise comme ça, avec tant de véhicules qui vont circuler alentours ?", constate-t-il, avant de préciser qu'il ne faisait pas d'achat sur Amazon.com et qu'il essayait, sans succès jusqu'à présent, d'encourager son fils adulte à en faire autant.
Le distributeur a refusé de confirmer s'il était à l'initiative des travaux sur le site près de Lyon.
Amazon estime au contraire que son modèle de distribution, de par son efficacité qui implique moins de kilomètres parcourus et donc moins de pollution, est plus respectueux de l'environnement que le commerce de détail traditionnel.
Le groupe américain estime que son activité est complémentaire et non destructrice, selon les porte-parole de l'entreprise qui mettent en avant leur étroite collaboration avec les petites entreprises françaises qui utilisent leur réseau logistique ainsi que les milliers d'emplois, directs et indirects, créés en France.
FAIRE FACE À L'OPPOSITION
La France, historiquement hostile au capitalisme à l'américaine, avec ses syndicats influents et son attachement à la petite boutique du coin, est un terrain particulièrement fertile pour les adversaires d'Amazon.
En plus des actions en justice, ses détracteurs ont recours à toute une série de tactiques. Qu'il s'agisse d'actions directes, comme le blocage de sites de distribution, ou récemment en faisant pression sur le gouvernement pour imposer un moratoire de deux ans sur la construction d'entrepôts géants.
La nouvelle ministre française de la Transition écologique, Barbara Pompili, a déclaré le 23 juillet qu'elle était favorable à un moratoire à ce sujet, sans en préciser la durée.
La France n'est pas la seule à résister à Amazon. Les employés de six sites en Allemagne, le plus grand marché du distributeur après les États-Unis, ont fait une grève de courte durée en invoquant des préoccupations concernant leur sécurité lors de l'épidémie de COVID-19.
Aux États-Unis, les salariés du Michigan, de New York, de l'Illinois et du Minnesota ont organisé des débrayages pour exiger des conditions de travail plus sûres pendant la pandémie.
Trois syndicats français impliqués dans l'action en justice contre Amazon dans l'Hexagone ont demandé l'autorisation au tribunal de district de Brooklyn, à New York, de se joindre à la plainte déposée le 3 juin par des salariés américains. Ces derniers accusent l'enseigne de ne pas les avoir protégé contre le coronavirus.
La décision française "envoie un message important aux travailleurs d'Amazon aux États-Unis et partout ailleurs", a déclaré Stuart Appelbaum, président du syndicat américain des commerçants RWDSU, qui a également demandé à participer à l'action en justice à New York aux côtés des salariés.
"Amazon a une pratique de longue date qui consiste à ne pas commenter les litiges en cours", a déclaré Lisa Levandowski, porte-parole du groupe. Amazon assure que ses centres de distribution en France, aux États-Unis et ailleurs sont sûrs.
Si des voix discordantes se font entendre, Amazon a tout de même des partisans en France. Christian Poiret, maire de Lauwin-Planque dans le nord de la France où Amazon possède un centre de distribution, s'est dit préoccupé par les actions des militants anti-Amazon en raison de "l'image que nous envoyons aux investisseurs étrangers".
Selon un représentant du gouvernement, l'administration du président Emmanuel Macron n'a pas changé de politique : "les sites d'Amazon étaient bienvenus et ils le restent".
LA CONQUÊTE DE LA FRANCE
La France représenterait un potentiel de croissance important pour le géant du Web. Selon une étude de marché de Forrester Research Inc., Amazon détient une part estimée à 19% du marché français du commerce en ligne chez les entreprises et les particuliers, ce qui reste nettement inférieur aux 42% détenus en Allemagne.
Le nombre de personnes employées en France aurait cependant doublé en trois ans pour atteindre 9.300. C'est un rythme de croissance plus rapide qu'au Royaume-Uni et en Allemagne au cours de la même période. Et le distributeur prévoirait d'ouvrir un autre grand centre de distribution dans le nord de la France dans les prochains mois, selon un de ses représentants.
Du côté de Metz, un autre entrepôt devrait également voir le jour, selon Jean-Luc Bohl, le maire sortant de la municipalité de Metz Métropole qui n'a pas été réélu en juillet. Les représentants d'Amazon ont refusé de commenter cette information.
Si le groupe n'est pas mentionné sur le permis de construire du site en périphérie lyonnaise que Gilles Renevier cherche à bloquer, David Kimelfeld, ancien président de la Métropole de Lyon, a déclaré avoir assisté à des réunions avec d'autres responsables locaux au cours desquelles l'implication d'Amazon dans le projet a été mentionnée.
Le promoteur immobilier australien Goodman Group GMG.AX en charge du projet n'a pas souhaité commenter le dossier : "Étant donné qu'une affaire est en cours devant les tribunaux, nous ne sommes pas en mesure de commenter pour l'instant, si ce n'est pour dire qu'il y a eu deux précédents cycles de litiges où nous avons eu gain de cause les deux fois".
Les association Fracture de Gilles Renevier et l’Acenas, représentatives d’habitants de l’Est Lyonnais ont poursuivi Goodman Group devant le tribunal administratif de Lyon en 2018 et 2019, invoquant des irrégularités dans la demande d'aménagement. Le tribunal a statué en faveur du promoteur à la fin de l'année dernière, une décision dont les militants ont fait appel en janvier.
DES SOUTIENS DE TAILLE
L'avocat en charge de représenter l'association de Gilles Renevier dans le cadre du procès peut désormais compter sur l'assistance d'un confrère détaché par le siège national des Amis de la Terre à Paris. Ces derniers ont également fait campagne contre un maire local en faveur de l'implantation de l'entrepôt lors de l'élection municipale de mai.
Les Amis de la Terre mènent une campagne plus large à l'encontre d'Amazon, dont ils dénoncent le modèle économique qu'ils estiment être non durable et nuisible pour la planète et les humains.
Certaines des activités de l'association sont ainsi financées indirectement par la Fondation européenne pour le climat (ECF), en charge d'allouer des fonds de dotation, notamment, de la famille Rockefeller, de Michael Bloomberg, de la fondation du magnat de l'informatique William Hewlett ou encore du fondateur d'Ikea.
Le directeur exécutif de la communication stratégique de l'ECF, Tom Brookes, a déclaré que la subvention accordée aux Amis de la Terre devait financer un éventail d'actions de la fédération, mais que l'ECF savait, au moment de l'attribution des fonds, qu'une partie de l'argent serait utilisée pour la campagne contre Amazon. Selon Tom Brookes, les donateurs, eux, ne savent pas nécessairement où vont leurs subventions.
Alma Dufour, chargée de campagne "surproduction" aux Amis de la Terre, a précisé que le montant alloué au dossier Amazon était faible, et que la majeure partie de la subvention de l'ECF allait à des initiatives climatiques plus larges. Avec Tom Brookes ils ont refusé de commenter le montant de la subvention.
La Fondation William et Flora Hewlett a déclaré qu'elle apportait un soutien général à l'ECF pour sa vaste mission sur le changement climatique, mais pas spécifiquement dans la campagne contre Amazon. La fondation Ikea, quant à elle, a précisé qu'elle partageait avec l'ECF une mission liée à l'environnement, mais qu'elle n'aborderait pas les questions spécifiques à Amazon. Le Rockefeller Brothers Fund et Bloomberg Philanthropies n'ont pas répondu aux demandes de commentaires.
La fondation Open Society (OSF) du milliardaire américain George Soros dit avoir accordé 9.000 euros à la fédération française des Amis de la Terre pour soutenir sa campagne visant à protéger les travailleurs à bas salaires et les petits commerçants contre la pandémie.
Les Amis de la Terre ont déclaré que ce financement était spécifiquement destiné à la campagne contre Amazon. "Comme tout autre lieu de travail, Amazon doit être tenu responsable devant ses travailleurs" a dit Laura Silber, directrice de la communication de l'OSF. George Soros, contacté par le biais de l'Open Society, n'a pas donné suite.
(Reportage Christian Lowe à Colombier-Saugnieu, Elizabeth Pineau et Mathieu Rosemain à Paris. Avec la contribution de Gwénaëlle Barzic, Caroline Pailliez, Michel Rose, Leigh Thomas et Sarah White à Paris, Catherine Lagrange à Lyon et Joseph Nasr à Berlin. Version française Kate Entringer, édité par Jean-Michel Bélot)