Syrie: Les rebelles renforcent leur mainmise sur l'Etat après l'éviction d'Assad
information fournie par Reuters 12/12/2024 à 18:25

Le commandant rebelle de haut rang Abu Mohammed al-Golani s'adresse à une foule à la mosquée des Omeyyades à Damas

par Timour Azhari, Maya Gebeily et Tom Perry

Le chef des rebelles islamistes qui ont renversé Bachar al Assad, Ahmed Hussein al Charaa, affirme son autorité sur la Syrie, avec l'appui de la police, suscitant inquiétudes et interrogations quant aux contours de la future transition politique et de son "inclusivité" présumée.

Depuis la percée surprise du Hayat Tahrir al Cham (HTC), avec le soutien d'autres groupes rebelles armés, Ahmed Hussein al Charaa, aussi connu sous son nom de combattant Abou Mohammed al Joulani, et les représentants civils du HTC ont pris leurs quartiers à Damas, assumant la gestion d'un pays entier alors qu'ils ne contrôlaient jusqu'à présent que l'administration d'Idlib (nord-ouest).

La nomination au poste de Premier ministre intérimaire lundi de Mohamed al Bachir, anciennement cadre du HTC dans la région d'Idlib au sein du gouvernement de salut syrien, souligne la primauté de l'organisation dans la transition en cours.

Le HTC, qui faisait partie d'Al Qaïda avant de rompre ses liens avec le mouvement djihadiste en 2016, s'est engagé au fil de son offensive armée à protéger les minorités du pays et s'efforce de rassurer le peuple syrien sur ses intentions.

Ce discours, réitéré depuis la chute d'Assad, a notamment permis au HTC de conquérir Damas sans difficulté, avec l'assentiment de la population.

Mohamed al Bachir juge infondées les inquiétudes selon lesquelles la Syrie se dirigerait vers une forme de gouvernement islamique.

"Il n'existe pas de gouvernance islamique. Après tout, nous sommes musulmans et il s'agit d'institutions civiles ou de ministères", a déclaré Mohammed Ghazal, membre du gouvernement de transition, lui aussi venu d'Idlib.

"Nous n'avons aucun problème avec aucune ethnie ou religion", a-t-il ajouté. "C'est le régime (Assad) qui est à l'origine du problème", a-t-il dit.

Cependant, la manière dont le HTC a procédé pour former le gouvernement intérimaire a suscité les craintes de certains.

Quatre sources de l'opposition et trois diplomates ont fait part de leur préoccupation à Reuters concernant le caractère "inclusif" du processus.

Le Premier ministre Mohamed al Bachir a déclaré qu'il ne resterait au pouvoir que jusqu'en mars.

Le HTC, classé comme groupe terroriste par certains Etats tels que les États-Unis, le Canada ou la Turquie, n'a pour le moment ni précisé les détails du processus de transition en Syrie, ni sa conception d'une nouvelle Constitution.

"Vous nommez des ministres d'une couleur, il devrait y avoir une participation des autres", a déclaré Zakaria Malahifji, qui a été conseiller politique auprès des rebelles à Alep.

Selon lui, l'absence de consultation lors de la formation d'un gouvernement intérimaire est un faux pas.

"La société syrienne est diverse en termes de cultures et d'ethnies, donc franchement, c'est inquiétant", dit-il.

CHAMP DE RUINES

Mohammed Ghazal, membre du gouvernement du HTC, a déclaré qu'il avait donné des assurances aux employés du pays et qu'il les avait exhortés à retourner au travail.

"L'État s'est effondré. C'est un champ de ruines", reconnaît-il.

Ses priorités pour les trois prochains mois seront orientées autour de l'amélioration des services de base et de l'administration.

Les salaires, d'en moyenne 25 dollars (23,82 euros) par mois, seront augmentés sur la base du salaire mininum du gouvernement de salut syrien de la région d'Idlib, pour atteindre 100 dollars mensuels.

"La Syrie est un pays très riche", souligne Mohammed Ghazal, interrogé sur le financement de ces mesures. "Le régime avait l'habitude de voler l'argent".

À Damas, des policiers venus d'Idlib contrôlent la circulation et tentent de rétablir une certaine normalité depuis que le HTC a ordonné aux groupes armés de quitter la ville.

Certains groupes armés se sont ainsi positionnés dans les zones situées aux frontières de la Jordanie et de la Turquie.

Durant le conflit, des groupes rebelles se sont également affrontés, laissant derrière eux rivalités et inquiétudes quant à la stabilité en Syrie.

Yezid Sayigh, chercheur à l'institut de recherche Carnegie Middle East Center, juge que le HTC "cherche clairement à maintenir un dynamique à tous les niveaux".

Il ajoute que tout groupe se retrouvant dans une position similaire, prenant la relève d'un régime déchu dans un pays épuisé, se comporterait de la même manière.

"Le fait que le HTS fixe les priorités et le rythme de ce qui va suivre présente de multiples risques. L'un d'entre eux est d'établir une nouvelle forme de régime autoritaire, cette fois-ci sous des habits islamiques", estime-t-il.

Yezid Sayigh considère cependant que la diversité de l'opposition et de la société syrienne rendrait difficile la monopolisation de l'influence par un seul groupe.

La Turquie, soutien de l'opposition, souhaite également un gouvernement syrien qui puisse bénéficier d'un soutien international, observe-t-il.

VERS UNE TRANSITION INCLUSIVE ?

Une source de l'opposition au fait des consultations du HTC a déclaré que toutes les obédiences syriennes seraient représentées dans un gouvernement intérimaire.

Au nombre des questions qui seront déterminées au cours des trois prochains mois figure celle de savoir si la Syrie adoptera un système présidentiel ou parlementaire, a précisé la source.

Dans une interview accordée au journal italien Il Corriere della Sera et publiée mercredi, le Premier ministre al Bachir a déclaré que son gouvernement ne "restera[it] que jusqu'en mars 2025".

Les priorités sont le rétablissement de la sécurité et de l'autorité de l'État, a-t-il indiqué, mentionnant également le retour des millions de réfugiés syriens et la fourniture des services essentiels.

À la question de savoir si la nouvelle Constitution syrienne serait islamique, il a déclaré que "ces détails" seraient clarifiés au cours du processus d'élaboration de la loi fondamentale.

Une source au fait du dossier a indiqué à Reuters jeudi que le gouvernement intérimaire syrien prévoyait de suspendre le Parlement monocaméral ainsi que la Constitution, texte auquel un comité d'experts apporterait des amendements.

Mohammed Alaa Ghanem, militant syrien de premier plan basé à Washington et en contact avec des personnalités de l'opposition, a déclaré que le HTC devait "faire preuve d'intelligence et réussir la transition, au lieu de laisser le contexte lui monter à la tête en dominant complètement le nouveau gouvernement".

L'administration américaine sortante a demandé au HTC de ne pas assumer automatiquement le pouvoir en Syrie, mais de mener un processus inclusif pour former un gouvernement de transition, selon deux responsables américains et un assistant du Congrès informés des premiers contacts des États-Unis avec le groupe.

Le secrétaire d'État américain Antony Blinken a quant à lui déclaré que la transition en Syrie devrait conduire à une "gouvernance crédible, inclusive et non sectaire", conformément à la résolution 2254 du Conseil de sécurité de l'Onu.

Cette résolution, approuvée en 2015, appelle à un processus dirigé par la Syrie et facilité par les Nations unies, établissant une gouvernance non sectaire dans les six mois et fixant un calendrier pour la rédaction d'une nouvelle Constitution.

Elle appelle également à la tenue d'élections libres et équitables.

Selon un diplomate à Damas, le HTC est la seule faction à rencontrer les délégations étrangères.

"Nous sommes préoccupés par l'absence de tous les chefs de l'opposition politique. Ce serait un signal fort s'ils étaient là, mais ils ne le sont pas", a-t-il déploré.

Selon plusieurs sources, le chef du renseignement turc, Ibrahim Kalin, était à Damas jeudi.

Le ministère syrien de l'Information a déclaré que le chef de la sécurité du Qatar, Khalfan al Kaabi, était également présent dans la capitale syrienne pour rencontrer Ahmed Hussein al Charaa et le Premier ministre intérimaire Mohamed al Bachir.

Si ni la Turquie ni le Qatar n'ont confirmé la présence de leurs représentants à Damas, des médias ont relayé une vidéo d'Ibrahim Kalin à la mosquée des Omeyyades à Damas, vidéo que Reuters n'a pu authentifier.

Un autre diplomate juge que le degré d'"inclusion" affiché ces derniers jours est inquiétant.

Il souligne également la présence de nombreuses autres factions rebelles qui doivent encore être désarmées et démobilisées, et qui pourraient constituer un facteur de déstabilisation si un processus concerté n'était pas mis en place.

Joshua Landis, spécialiste de la Syrie et directeur du Centre d'études sur le Moyen-Orient à l'université d'Oklahoma, estime que Ahmed Hussein al Charaa devrait "affirmer rapidement son autorité pour éviter le chaos".

"Mais il doit également essayer de renforcer les structures administratives en faisant appel à des technocrates et à des représentants des diverses communautés", a-t-il ajouté.

(Reportage Timour Azhari et Maya Gebeily ; avec la contribution de Jonathan Spicer à Istanbul et de Tom Perry à Beyrouth ; version française Etienne Breban ; édité par Sophie Louet)