Alors que la production italienne d'automobiles est passée de 1.738.315 unités en 2000 à 796.394 en 2022, le secteur élitiste de la voiture de sport fait mieux que résister. (Crédit : Ferrari)
Les districts industriels ont, un moment, été perçus comme une stratégie de croissance économique. La Troisième Italie de la voiture de sport en est l'illustration aussi élitiste qu'inimitable.
Alors que la production italienne d'automobiles est passée de 1.738.315 unités en 2000 à 796.394 en 2022, le secteur élitiste de la voiture de sport fait mieux que résister. Ainsi, Ferrari fabrique plus de 10.000 voitures par an depuis 2021 (5.399 en 2005) et Lamborghini a passé ce cap en 2023 (3.815 en 2016).
Autour de Modène (185.000 habitants), un district industriel est ainsi particulièrement performant. Son énergie est d'abord locale mais ses ramifications sont globales. Ce modèle apparaît unique et inexportable tant il repose sur des spécificités.
La troisième Italie : d'abord méconnue, puis inspirante, enfin déclinante
Traditionnellement, la géographie économique de l'Italie opposait deux ensembles régionaux. Au nord, la «première» Italie était riche avec le triangle industriel Turin – Milan – Gênes fort de ses industries lourdes et de transformation, ses technologies, ses fonctions financières et culturelles. Au sud du pays, le Mezzogiorno constituait une «deuxième» Italie pauvre, subventionnée par le nord, traditionnellement agricole et dominée par des villes parasitaires où résidaient les propriétaires latifundiaires absentéistes.
Mais lorsque l'industrie fordiste est entrée en crise en 1975, les travaux du professeur Beccatini (1927-2017) ont «cassé» cette représentation avec l'irruption de la «troisième» Italie. Cet économiste de l'université de Bologne recense alors entre 50 et 100 petits territoires industriels prospères aux caractéristiques spécifiques : spécialisés dans une production donnée, ils sont animés par une population de PMI familiales. Ce sont aussi des entreprises exportatrices et innovantes. Elles n'ont pas besoin de l'État et partagent une même culture, où le pragmatisme occupe une place non négligeable : elles sont volontiers accommodantes avec le sommerso, c'est-à-dire le travail non déclaré.
Une vague de délocalisations
À Sassuolo (Émilie-Romagne) par exemple, on a inventé le carrelage contemporain grâce à de nouveaux fours électriques à monocuisson. Au début des années 2000, Sassuolo comptait 400 PMI fortes de 30.000 emplois qui réalisaient 60% des exportations mondiales de carrelage. Un aphorisme tient lieu d'explication à l'origine de ce succès : «à quatre, on joue aux cartes ; à trois, on monte une entreprise de carreaux». Rien de tel que des relations de confiance entre des gens du terroir qui se connaissent parfois depuis des générations !
Mais à partir des années 2000, la Troisième Italie a commencé à se délocaliser vers les pays à faible coût de main-d'œuvre, comme la Roumanie pour la confection ; et les produits industriels venus d'Extrême-Orient ont déferlé sur l'Italie. Certains districts ont disparu, tel celui des cafetières du lac d'Orta (Piémont), où il ne reste que la Fondazione Museo Arti e Industria, alors que Bialetti produit ses cafetières en Roumanie et en Turquie.
Entre prestige et sport, la voiture italienne
Toutefois, la survie sinon la prospérité de la Troisième Italie est réelle dès lors qu'il s'agit de produits à forte valeur ajoutée dont le prix de vente est sans importance. Mieux, la mondialisation a ouvert de nouveaux horizons avec une clientèle parfois riche à millions et avide de s'afficher. C'est le cas de la voiture italienne lorsque le sport le dispute au prestige.
Les locaux de la Chambre de Commerce et d'Industrie de Modène affichent une citation du moine Baldus di Teofilo Folengo (1491-1544) : Non modenensus erit cui non fantastica testa. Qui peut se traduire par «il n'y a pas d'habitant de Modène sans tête fantastique». Cette ville serait-elle l'antichambre du génie? Ses créateurs de voitures sont à la recherche de la perfection technique, l'objet est dédié au plaisir des sens, son prix n'a pas d'importance et sa clientèle est mondiale.
C'était déjà le cas de Stradivarius (1644-1737) et de ses violons à Crémone. Et dès la fin du Moyen-Âge, le monde de la banque et du négoce avait mis au point des outils financiers modernes comme, par exemple, le clearing à Plaisance. Rien d'étonnant donc si le site Internet du constructeur Pagani cite Léonard de Vinci : «L'art et la science peuvent marcher ensemble, la main dans la main».
Ferrari à la campagne
Né en 1898, Enzo Ferrari est l'une des «têtes fantastiques» de Modène. Parti à Milan, il est d'abord manutentionnaire-livreur puis pilote de course et directeur sportif de l'équipe Alfa Romeo. En 1929, il crée la première Scuderia Ferrari à Modène. Elle est chargée de l'entretien et de la préparation de voitures de course. Son entreprise est une filiale d'Alfa Romeo dont la tutelle devient insupportable à Enzo Ferrari lors du fascisme de Mussolini. Le commendatore vend son entreprise et, durant la Seconde Guerre mondiale, il édifie une usine de composants aéronautiques à Maranello, en quelque sorte à la campagne, loin des bombardements de l'aviation alliée.
La première vraie Ferrari apparaît en 1947. À ce moment-là, de nombreux ingénieurs de l'aéronautique et des matériaux militaires cherchent à se reconvertir. Un va-et-vient de compétences s'organise entre Turin, la ville de Fiat, Milan, celle d'Alfa Romeo, et la petite région de Modène. Ferrari n'est pas seul. Dès 1937, Adolfo Orsi, un industriel métallurgiste de Modène, rachète la Maserati à ses fondateurs alors installés à Bologne et rapatrie la firme au trident dans sa ville. Enfin, expulsé d'Argentine pour s'être opposé à Juan Peron dans les années 1950, Alejandro de Tomaso revient sur la terre de ses ancêtres à Modène. Il y fonde sa propre marque, fabrique une Formule 1 en 1970, puis il rachète Maserati ainsi que, dans le monde des deux-roues, Moto Guzzi. Depuis 1963, après avoir construit des machines agricoles, Lamborghini fabrique ses voitures à Sant'Agatha, une bourgade agricole et industrielle de la plaine du Pô située à une demi-heure de Modène.
Restructuration des capitaux
La santé financière de l'automobile italienne d'exception est fragile. Ses entreprises sont allées de crise en restructuration. Et pourtant elles sont toujours vivantes. Aujourd'hui, beaucoup sont entrées dans le giron de Stellantis via Fiat, sauf Lamborghini qui a été repris par Volkswagen via Audi. Dans les deux-roues, Piaggio contrôle la plupart des fabricants de motos.
Mieux : de nouveaux entrants arrivent, comme Horacio Pagani : cet ingénieur argentin présente sa première voiture d'exception au salon de Genève en 1999. Il travaille alors chez Lamborghini. Isotta Fraschini, une marque milanaise disparue à la fin des années 1940, court à nouveau aux 24 Heures du Mans.
La réactivité au cœur du district
C'est qu'on se serre les coudes : la coopération sinon l'entraide permettent de résoudre bien des difficultés, voire de sauver une entreprise en péril. C'est un ingénieur de Ferrari qui a mis au point les fours à monocuisson des céramistes voisins de Sassuolo. L'école technique de Ferrari, l'Istituto Superiore Alfredo Ferrari (ex Ipsia Ferrari), forme des personnels que la concurrence embauchera pour certains d'entre eux. Lorsque des ingénieurs, des garagistes et des mécènes se côtoient, il n'est pas étonnant de voir fleurir les initiatives. À Bergame, la firme Brembo (du nom d'une rivière de la région) a fabriqué les premiers freins à disque italiens. Symboliquement, dans les années 2000, le nouveau parc scientifique et technologique de Bergame est bordé d'un mur antibruit en aluminium rouge, le Kilometro Rosso .
La réactivité des entrepreneurs italiens apparaît comme un clé de leur succès. Leur jeu collectif, qui n'exclut pas des rivalités et des concurrences internes, permet d'agir dès qu'une opportunité se présente. Ainsi, lorsqu'en 2023 la F1 Academy est apparue, les Padans ont été au rendez-vous. L'ancienne championne Susie Wolff avait alors créé un championnat spécifique de promotion des femmes en vue de leur éventuelle accession en Formule 1. Mais avec quelles voitures? Tatuus les fabrique près de Monza, Autotecnica fournit les moteurs depuis Crémone et le Milanais Pirelli les pneus. Il s'agit donc d'être au service du client, ce que Pagani illustre pour sa part en fabriquant des voitures quasiment à façon avec des prix de vente avoisinant les 3,5 millions d'euros .
La Troisième Italie insubmersible ?
La voiture de sport est une absurdité à plusieurs titres. Quel est l'intérêt d'acheter une voiture roulant à plus de 130 km/h, a fortiori à plus de 300 km/h ? N'est-il pas indécent d'émettre 325 grammes de CO2 au kilomètre comme la Lamborghini Urus ?
Quant à «l'amendement Ferrari» du Parlement européen, il a accordé un sursis pour la décarbonation des véhicules des constructeurs de moins de 10.000 véhicules par an afin qu'ils puissent passer à l'électrique à un train de sénateur. Ils pourront donc polluer comme ils l'entendent jusqu'en 2036. Mais toutes ces critiques glissent comme l'eau sur les plumes d'un canard, tant la fascination pour les objets de luxe et d'exception est grande. Le modèle économique italien de la voiture de prestige n'a pas grand-chose à redouter !
Par Raymond Woessner
Professeur honoraire de géographie, Sorbonne Université
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Cet article est issu du site The Conversation