par Nathan Layne et Joseph Tanfani
A u Michigan, dans le comté de Macomb, la présidente de la commission électorale chargée de certifier les résultats locaux de l'élection présidentielle américaine du 5 novembre est une républicaine ayant appelé l'ancien président Donald Trump à se battre pour rester au pouvoir après sa défaite électorale en 2020 face au démocrate Joe Biden.
En Caroline du Nord, un autre des sept Etats considérés comme "pivot" ("Swing States") pour le scrutin, une membre de la commission électorale du comté de Henderson a envoyé en août des emails aux parlementaires accusant sans preuve les démocrates d'"inonder" l'Etat avec des bulletins illégaux.
Considérée comme cruciale dans la course à la Maison blanche, aussi bien pour la vice-présidente démocrate Kamala Harris que pour Donald Trump, la Pennsylvanie compte dans six comtés des représentants électoraux républicains ayant voté contre la certification des résultats de l'élection de 2020.
La théorie du complot avancée sans fondement il y a quatre ans par Donald Trump, qui a tenté de faire inverser sa défaite électorale en dénonçant un "vol", est devenue un article de foi pour de nombreux républicains siégeant dans des commissions électorales locales, qui ont pour mission de certifier les résultats du scrutin - une étape cruciale du processus national.
Cette situation alimente le risque que des représentants pro-Trump présents dans de multiples juridictions soient en mesure de ralentir et/ou de semer le doute sur le processus électoral si l'ancien président républicain venait à perdre le scrutin du 5 novembre.
EFFET DOMINO
Reuters a étudié la composition des commissions électorales dans les cinq principaux comtés des sept Etats considérés comme décisifs pour le scrutin - Arizona, Géorgie, Michigan, Nevada, Caroline du Nord, Pennsylvanie, Wisconsin -, sur la base de documents publics, des réseaux sociaux, d'éléments rapportés par la presse et d'entretiens avec des représentants électoraux.
Près de la moitié de ces commissions locales - 16 sur 35 - comptent au moins un membre ayant exprimé un scepticisme favorable à Donald Trump à propos du processus électoral, avec des théories selon lesquelles Trump a remporté l'élection 2020, les machines de vote sont frauduleuses et le vote par correspondance donne lieu à une vaste fraude.
Au total, Reuters a documenté la présence de 37 "négationnistes" électoraux parmi les cinq comtés les plus peuplés de six des sept Etats pivots, dont 20 représentants ayant voté dans le passé contre la certification des résultats. Le Wisconsin est le seul où les principaux comtés électoraux semblent ne pas avoir dans leurs rangs des sceptiques. Nombre d'entre eux sont par ailleurs présents dans les commissions électorales de comtés plus petits.
Selon les autorités locales, la probabilité que les commissions électorales puissent bloquer indéfiniment la certification des résultats est quasi-nulle. Le scénario le plus probable : que des retards à l'échelle d'un comté aient un effet domino à l'échelle d'un Etat, avec pour conséquence d'empêcher celui-ci de transmettre à temps ses résultats officiels à Washington. La date limite pour tous les Etats est fixée au 11 décembre, pour le vote du Collège électoral.
Des démocrates, des représentants électoraux dans les Etats clé et des spécialistes juridiques disent craindre que de tels retards puissent servir de "fenêtre" à Donald Trump et ses alliés républicains au Congrès pour faire annuler les résultats si l'ancien président était donné perdant.
"En semant le doute au niveau d'un comté sur le fait qu'une élection doit être certifiée ou non, ils posent les bases pour défendre l'idée que si Donald Trump perd dans un Etat spécifique, le décompte dudit Etat ne doit pas être enregistré", a déclaré Nikhel Sus, du groupe de surveillance non-partisan Citizens for Responsibility and Ethics in Washington (Crew).
GARDE-FOUS
Dans le camp républicain, on met en avant que Donald Trump a pour but de protéger les "votes légaux", alors que des élus du parti accusent sans preuve les démocrates d'aider des non-citoyens et des immigrés illégaux à voter.
"Les efforts du président Trump pour préserver l'intégrité électorale sont dédiés à la protection de chaque vote légal, à atténuer les menaces contre le processus de vote et à sécuriser l'élection", a déclaré la porte-parole du Comité national du Parti républicain (RNC), Claire Zunk, dans un communiqué transmis au nom du RNC et de la campagne Trump. Elle n'a pas répondu directement à la question de savoir si la campagne Trump posait les bases pour contester une éventuelle défaite électorale.
Lors du précédent scrutin, les efforts de Donald Trump pour faire annuler sa défaite avaient donné lieu à une insurrection sanglante, le 6 janvier 2021, quand ses partisans ont attaqué le Capitole de Washington avec l'objectif d'empêcher le Congrès de certifier la victoire de Joe Biden. Trump refuse toujours d'admettre qu'il a perdu ce scrutin et ne s'est pas engagé à accepter les résultats électoraux cette année.
Depuis l'élection présidentielle de 2020, de nouveaux garde-fous rendent plus difficiles, mais pas impossibles, des démarches partisanes visant à faire inverser les résultats. Le Congrès a adopté en 2022 une loi encadrant davantage le processus de certification.
Parmi les mesures, une quelconque objection à propos du dépouillement dans un Etat peut désormais être déposée seulement si au moins un cinquième des élus de chacune des deux chambres du Congrès approuvent cette requête - auparavant, un parlementaire dans chacune des chambres suffisait. Une majorité au Sénat et à la Chambre des représentants est toujours nécessaire pour rejeter les résultats électoraux d'un Etat.
Au bout du compte, toutefois, l'issue du processus électoral pourrait dépendre de la nouvelle législature qui sera en place le 3 janvier prochain, alors qu'une partie du Sénat et la totalité de la Chambre des représentants vont être renouvelées en parallèle à l'élection présidentielle.
EN ORDRE DE MARCHE DERRIÈRE TRUMP
Que le vainqueur du scrutin du 5 novembre devienne effectivement président en janvier dépendra de la capacité du Congrès à résister à toute pression de faire annuler les résultats électoraux d'un Etat.
Si les républicains venaient à contrôler les deux chambres du Congrès, ils pourraient disposer des voix nécessaires pour rejeter des résultats électoraux dans certains Etats et, au final, garantir que Donald Trump revienne à la Maison blanche.
Le speaker de la Chambre des représentants, le républicain Mike Johnson, a "l'intention de suivre la Constitution" pour l'élection de cette année, a déclaré son porte-parole, sans en dire davantage. Mike Johnson fait partie des élus républicains ayant contesté les résultats électoraux de 2020 et refuse de dire que Donald Trump a perdu à l'époque.
Certains experts juridiques disent espérer que le Congrès, peu importe sa composition, se conformera comme pour le scrutin 2020 à la réglementation et rejettera toute tentative destinée à faire inverser les résultats électoraux. Mais ils craignent que de fausses accusations de fraude et des litiges à propos du scrutin provoquent de vastes troubles à travers le pays.
En quatre ans, depuis les procédures juridiques lancées à la hâte par Donald Trump pour faire annuler sa défaite électorale face à Joe Biden, beaucoup de choses ont changé dans son camp.
Il a purgé le Parti républicain de la quasi-totalité des voix dissidentes et le RNC est désormais contrôlé par des trumpistes, dont sa belle-fille Lara Trump. Le RNC a dit avoir recruté 200.000 observateurs pour surveiller le scrutin et lutter contre les tentatives des démocrates de "voler des voix", selon les accusations sans preuve formulées par Donald Trump.
La prévalence de "sceptiques" électoraux à des postes d'autorité reflète comment le "grand mensonge" que l'élection 2020 a été volée à Donald Trump s'est répandu dans les rangs républicains, a déclaré Lindsey Miller, membre de Informing Democracy, une organisation indépendante qui analyse les menaces à la certification des résultats électoraux.
LA CRAINTE D'UN "NUAGE DE FUMÉE"
En Géorgie, où Donald Trump a particulièrement oeuvré pour tenter d'inverser sa défaite face à Joe Biden, des alliés du républicain siégeant à la commission électorale ont adopté de nouvelles lois autorisant à retarder le processus de certification du vote afin de permettre que des agents électoraux enquêtent sur une potentielle fraude. Les démocrates ont engagé une procédure juridique pour bloquer cette mesure.
Gabe Sterling, le directeur républicain des opérations du département d'Etat de Géorgie, a dit penser que les représentants électoraux locaux ne pouvaient pas bloquer la certification des résultats. "Ma préoccupation majeure est qu'ils créent un nuage de fumée", a-t-il déclaré à Reuters.
Le RNC a dit avoir déjà déposé plus d'une centaine de plaintes contre des autorités électorales locales et fédérales pour contester des éléments du processus de vote - une démarche que des détracteurs considèrent comme les bases d'une vaste contestation si Donald Trump perd le scrutin du 5 novembre.
Le Comité national du Parti démocrate (DNC) et la campagne Harris répondent à "toute attaque contre l'accès des électeurs menée par la campagne Trump et ses alliés du RNC qui nient" les résultats électoraux, a déclaré un porte-parole de la campagne Harris, Alex Floyd. Il n'a donné aucun détail sur la stratégie ou les démarches juridiques des démocrates.
Dans l'Arizona, le secrétaire d'Etat local, le démocrate Adrian Fontes, a fait savoir que ses services se préparaient à faire face à des troubles, dont des efforts pour bloquer la certification des résultats. "Ils vont utiliser tous les moyens juridiques nécessaires", a-t-il dit dans un entretien. Les "négationnistes" électoraux "s'en fichent de ce que dit la loi".
Le système électoral américain prévoit que le déroulement du vote et le dépouillement des bulletins sont gérés dans chaque Etat par des responsables locaux, en général les comtés. Les résultats sont vérifiés et certifiés par les commissions électorales locales, première étape d'un processus qui, pour les élections présidentielles, se termine par la certification des résultats par le Congrès à Washington en janvier.
"TRAVAIL DE LONGUE HALEINE"
Si les travaux des commissions électorales sont censés être une routine, et la certification des résultats automatique, cela a changé avec la présidentielle de 2020. Les représentants pro-Trump croyant aux théories du complot tentent depuis lors d'entraver le processus de certification dans plusieurs Etats.
En Caroline du Nord, les litiges se sont multipliés. Des républicains ont fait de la question des "votes illégaux" un point majeur de discussion, alors même que le vote des non-citoyens américains est interdit et qu'aucun élément ne démontre qu'une telle fraude s'est produite à une échelle importante. Donald Trump répète sans preuve que les démocrates veulent ouvrir les frontières américaines afin d'enregistrer sur les listes électorales des migrants clandestins.
Linda Rebuck, membre républicaine de la commission électorale du comté de Henderson, a envoyé en août dernier un courriel aux législateurs républicains pour leur dire que, en l'absence de nouvelles mesures pour lutter contre les faux électeurs, "nous allons perdre (la Caroline du Nord) au profit des démocrates en novembre, ce qui devrait signifier que nous perdrons le pays".
Karen Brinson Bell, directrice générale de la commission électorale de Caroline du Nord, a réprimandé Linda Rebuck pour avoir effectué des "déclarations erronées et trompeuses, des remarques partisanes". Aucun commentaire n'a été obtenu auprès de Linda Rebuck.
"Cela ne va pas se terminer le 5 novembre. Nous avons un travail de longue haleine", a déclaré Karen Brinson Bell lors d'un entretien, disant se préparer à des contestations.
En Pennsylvanie, qui compte 67 comtés électoraux, le secrétaire d'Etat, Al Schmidt, a prévenu que ses services engageraient des procédures contre les comtés qui refuseraient de certifier à temps les résultats. "Nous avons confiance, car les lois électorales en Pennsylvanie sont claires. Les tribunaux exigeraient rapidement de ces comtés qu'ils certifient" les résultats, a-t-il dit en septembre lors d'une conférence au Michigan sur les menaces contre le système électoral.
"UNE DÉFIANCE COMME JAMAIS"
Dans le Michigan, des républicains ayant ouvertement questionné l'honnêteté du système électoral siègent au comité de vérification des votes des principaux comtés de l'Etat.
A Macomb, troisième plus grand comté, la directrice du comité de vérification, Nancy Tiseo, a exhorté Donald Trump à ne pas concéder sa défaite en 2020, lui demandant de mettre en place des "tribunaux militaires" pour enquêter sur une fraude électorale. Elle n'a pas répondu à une demande de commentaire.
Une loi adoptée l'été dernier dans le Michigan stipule que le rôle des colporteurs est de vérifier le décompte des votes, pas de bloquer leur certification sur des soupçons de fraude.
La secrétaire d'Etat locale, la démocrate Jocelyn Benson, a exprimé sa préoccupation à propos de la perspective que certains membres choisissent de ne pas certifier les résultats, à la fois pour nuire au processus et pour alimenter le récit d'une élection minée par la fraude. "Nous avons une meilleure vision de ce à quoi nous avons affaire et de ce que nous pourrions affronter", a-t-elle dit dans une interview.
A Bad Axe, dans le comté de Huron, un panneau "Trump" en lettres boisées a été installé sur le bord de la route principale de la ville par Luke Deming, directeur adjoint de l'antenne du Parti républicain dans le comté et époux de Kellie Deming, membre du comité de vérification électorale.
Kellie Deming a dit ne pas être certaine qu'elle certifierait les résultats de l'élection présidentielle, alors qu'elle ne considère pas Joe Biden comme le vrai président. "Le président Trump est toujours le président", a-t-elle dit par téléphone, avant de raccrocher soudainement. Elle n'a pas répondu à des demandes ultérieures de commentaire.
"C'est une défiance comme jamais auparavant", a dit Evelyn Conkright, une démocrate qui siège au même comité, à Huron. "Nous sommes tous à cran".
(Reportage Nathan Layne à Ann Arbor et Joseph Tanfani à Philadelphie, avec la contribution de David Morgan et Bo Erickson; version française Jean Terzian, édité par Blandine Hénault)
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