(.) * Les manifestations françaises attirent des foules plus diverses que d'habitude * La pandémie a forcé les employés à réévaluer l'équilibre travail-vie personnelle * La semaine de travail de 35 heures a fait grimper les taux d'épuisement professionnel, selon les experts par Michel Rose PARIS, 15 février (Reuters) - Croisée dans un cortège parisien, la juriste française Isabelle Dumond dit qu'elle n'avait jamais manifesté contre une réforme des retraites auparavant. Mais sa présence est révélatrice d'une France traversée par les questions de souffrance au travail. "Je travaille dans un bureau. C'est vrai que je ne soulève pas des parpaings mais intellectuellement je suis lessivée par les cadences. La productivité sur des prestations intellectuelles est absolument insupportable", a-t-elle déclaré à Reuters. "Pour moi, (la réforme) signifierait travailler un an et demi de plus, mais je n'en peux plus", a poursuivi cette quinquagénaire devant l'Opéra de Paris mardi dernier. Le président de la République, Emmanuel Macron, veut relever l'âge de la retraite de 62 à 64 ans, une mesure qu'il juge indispensable pour sauver le système de retraite par répartition. La réforme pourrait rapporter 17,7 milliards d'euros par an, selon les estimations du ministère du Travail. Cependant, la réforme élude le fait que les Français montrent des signes d'épuisement professionnel et un changement d'attitude envers le travail. Les experts pointent le rôle de la pandémie, qui a transformé le rapport des Français au travail, notamment auprès des classes moyennes et du secteur privé, jusqu'ici moins en pointe sur les sujets de pénibilité. "La crise sanitaire, en remettant la question du travail en haut de la pile, a finalement obligé les classes les plus favorisés, les cadres, les salariés du privé, à s'interroger sur des questions sur lesquelles s'interrogent depuis longtemps les classes laborieuses comme le rapport au travail", commente Jérémie Peltier de la Fondation Jean-Jaurès. Mais de manière moins intuitive, une spécificité française sur le temps de travail semble aussi avoir contribué au malaise actuel. Plus de deux décennies après l'adoption de la réforme des 35 heures, certaines voix s'élèvent pour dénoncer l'impact involontairement délétère de la réduction du temps de travail, qui a poussé les entreprises à accroître la productivité horaire en France, aujourd'hui supérieure à celle de ses grands voisins européens. LA MALÉDICTION DES 35 HEURES Sur le rapport au travail, les chercheurs de la fondation Jean-Jaurès ont constaté que si 60% des Français considéraient le travail comme "vraiment important" dans leur vie en 1990, seuls 21% le pensaient encore en octobre 2022. Par ailleurs, 61% des Français déclarent préférer gagner moins et avoir plus de temps libre, alors qu'en 2008, ils étaient 62% à penser l'inverse. Quant aux 35 heures, introduites en 2000, elle exacerbent la souffrance actuelle, selon certains experts. La réduction du temps de travail a contraint les entreprises basées en France à exiger davantage de leurs employés pour rester compétitives face à la concurrence internationale, en réduisant par exemple les temps de pause ou de convivialité. La productivité a ainsi augmenté de 18% entre 2000 et 2019 pour atteindre 67,42 dollars par heure travaillée en 2019. A comparer avec une hausse de 16,8% en Grande-Bretagne sur la même période pour atteindre 59,52 dollars. La productivité française est également supérieure à celle de l'Allemagne et de l'Italie, selon les chiffres de l'OCDE. Cette hausse de la productivité a contribué à faire de la France l'un des pays aux taux de burn-out les plus élevés d'Europe, selon l'enquête européenne d'Eurofound sur les conditions de travail. La France et le Luxembourg étaient les seuls pays d'Europe occidentale à avoir un taux de burn-out "élevé", c'est-à-dire supérieur à 3,25 sur une échelle de un à cinq dans l'étude de 2018. "Martine Aubry a, sans doute involontairement, contribué, et pour les travailleurs de première ligne notamment, à une intensification du travail," souligne Laurent Pietraszewski, qui a piloté la réforme des retraites avortée de 2019/2020. "(La France) est un des pays à la plus forte productivité et parmi ceux qui travaillent le moins sur une durée annuelle, c'est quand même très étonnant." "L'intensité du travail est l'une des raisons pour lesquelles les gens se sentent épuisés", ajoute l'ancien responsable des ressources humaines du groupe Auchan, qui est désormais consultant. Cette souffrance au travail contribue à expliquer pourquoi les manifestations françaises contre la réforme des retraites attirent des foules plus nombreuses et plus diverses et se transforment en un mouvement remettant en question la place du travail dans la société, rendant d'autant plus difficile la position d'Emmanuel Macron. Le gouvernement a été surpris par la forte participation aux premières manifestations, qui ont franchi le cap du million de personnes beaucoup plus vite qu'en 2010, quand l'âge de départ à la retraite avait été repoussé de 60 à 62 ans. Le dialogue semble difficile avec un président qui glorifie "la valeur travail" et qui disait un jour qu'il n'aimait pas le mot "pénibilité" parce qu'il laisse entendre que "le travail est pénible". L'exécutif espère que la baisse du chômage et les assouplissements de la législation du travail permettront d'accroître la mobilité et donc d'atténuer le sentiment de mal-être de salariés ayant longtemps toléré des emplois pénibles par peur du chômage. À 7,2% fin 2022, le chômage a atteint son plus bas niveau en 15 ans. Mais il n'est peut-être pas descendu assez bas et pendant assez longtemps pour que le ressenti des salariés français change. Pour Isabelle Dumond, le report de l'âge de départ à la retraite était en tout cas la goutte de trop, "une ligne rouge pour moi". (Reportage de Michel Rose, avec Elizabeth Pineau)
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