La taxe Zucman au défi des contraintes économiques et juridiques
information fournie par The Conversation 01/10/2025 à 11:00

(Crédits: Unsplash - Mohamed Masaau)

Taxer les très hauts patrimoines pour assurer une meilleure équité de l'effort fiscal, tout le monde devrait être pour. Mais ce n'est pas parce qu'une mesure semble juste, qu'elle sera aussi efficace.

Pour réduire le déficit budgétaire du pays, le plus élevé de la zone euro, mais surtout lutter contre les inégalités de patrimoine en France, l'Assemblée nationale a adopté, le 20 février 2025, un impôt minimal annuel de 2 % sur le patrimoine global (y compris les biens professionnels) des quelque 3 800 « centimillionnaires », ces foyers fiscaux possédant plus de 100 millions d'euros. Les députés favorables au texte ont sans doute été encouragés en cela par un écrasant soutien des électeurs, qui plébiscitent la mesure à plus de 86 %.

Accroissement des inégalités patrimoniales

Cette taxe, aujourd'hui bloquée, car rejetée par le Sénat le 12 juin dernier, a été imaginée par l'économiste franco-américain Gabriel Zucman à partir de ses travaux sur l'évolution des patrimoines aboutissant à un constat incontestable : les inégalités de patrimoine s'accroissent dans les pays riches mais aussi en France.

En outre, les inégalités de patrimoine sont – et ont toujours été – plus fortes que celles des revenus puisque les 10 % les plus riches détiennent 54 % de la richesse contre 25 % des revenus.

La nature de la taxe Zucman

Concrètement, l'Assemblée nationale a adopté la création d'un impôt plancher sur la fortune (IPF), dès le 1er janvier 2026, de 2 % par an sur le patrimoine des foyers fiscaux (au sens de l'ISF, donc hors enfants majeurs) dont le patrimoine net de certaines dettes est supérieur à 100 millions d'euros, soit les 0,01 % des foyers les plus riches, ou environ 3 800 ménages, alors que l'impôt sur la fortune immobilière (IFI) concernait 186 000 ménages en 2024.


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La taxe Zucman reprend une bonne partie des principes de l'impôt de solidarité sur la fortune, l'ISF, qui était lui-même aligné sur les règles applicables aux droits de succession, mais s'en écarte par trois nouveautés cruciales. En premier lieu, la base taxable est considérablement élargie à l'ensemble des actifs, y compris les biens professionnels. En second lieu, cet impôt sur le patrimoine ne prévoit aucun plafonnement en fonction du revenu du contribuable. Enfin, il est assorti d'une exit tax puisqu'il continuera à être perçu pendant les cinq années qui suivent une expatriation de l'assujetti.

Une taxe rentable ?

Les soutiens de la taxe Zucman et de la loi qui en découle attendent un rendement de l'ordre de 15 à 25 milliards d'euros par an, calculé sur le montant total global des fortunes concernées. Bien entendu, cette estimation ne prend pas en compte le risque d'une expatriation des contribuables que M. Zucman estime marginal.

La proposition de loi a d'ores et déjà provoqué une levée de boucliers, notamment des entrepreneurs de la French Tech, qui seraient bien incapables de payer 2 % sur la valorisation de leurs start-ups. Ce mouvement rappelle celui des « pigeons », ces entrepreneurs qui avaient protesté avec véhémence contre la loi de finances pour 2013 décidée par François Hollande, lors de son accession à l'Élysée en 2012, et qui alourdissait fortement l'imposition des plus-values. L'ampleur de la contestation avait finalement abouti à une modification substantielle et rétroactive de la réforme. Signalons la tribune – très minoritaire – signée par trois entrepreneurs favorables à cette taxe ou, encore, la position tout en équilibre d'Arthur Mensch, le fondateur et dirigeant de Mistral, qui semble critiquer le mécanisme prévu de la taxe Zucman, tout en reconnaissant qu'une solution doit être trouvée pour remettre un peu d'égalité entre les citoyens.

La taxe Zucman fait également l'objet de vifs débats chez les économistes. Si ses partisans soulignent la nécessaire réduction des inégalités et un surcroît de recettes fiscales bienvenu aujourd'hui, ses détracteurs s'inquiètent d'une baisse des investissements et in fine d'un appauvrissement du pays.

Dans un article publié dans la Revue de droit fiscal, du 5 avril 2007,, j'avais analysé les conséquences économiques de l'ISF.

À partir de données officielles publiées par Bercy, j'avais constaté, sans avoir été sérieusement contesté, une baisse du rendement de l'ISF qui ne pouvait s'expliquer que par une vague d'expatriation. Depuis, il existe un consensus des chercheurs sur l'existence de ces départs, mais un débat des plus vifs sur son ampleur. Une étude récente du conseil d'analyse économique tend à minorer le phénomène d'expatriation et son impact budgétaire et économique. Le champ de cette dernière étude est circonscrit aux années 2012-2017 et, surtout, ses auteurs ont mesuré les départs des plus hauts revenus du patrimoine, et non les départs des plus riches (ils n'auraient donc pas pu intégrer les dirigeants des start-ups fortement valorisées, par exemple).

Pour ma part, j'évaluais la fuite légale des capitaux à l'étranger depuis la création de l'ISF, en 1989, à environ 200 milliards d'euros et estimais que le manque à gagner en recettes fiscales était d'environ 7 milliards d'euros par an, soit près du double de son rapport. En conclusion, dans un monde ouvert, l'ISF appauvrissait le pays et entraînait même un transfert de la charge fiscale des riches assujettis, qui quittent la France vers tous les autres contribuables à l'exact opposé de la justice fiscale. Ces estimations ont depuis été corroborées et même amplifiées par une étude de l'institut Rexecode, parue en 2017, qui estimait que le PIB avait perdu, du fait des expatriations, 45 milliards d'euros en 2017, soit une perte de prélèvements obligatoires de 20 milliards par an.

Le naufrage de la taxe sur les mégayachts

Encore faut-il préciser que ces études ne concernaient que les quelque 360 000 assujettis à l'ISF d'avant sa suppression en 2018, c'est-à-dire un type de contribuables fondamentalement différents des 1 800 ultrariches concernés par la taxe Zucman qui peuvent envisager beaucoup plus efficacement un départ à l'étranger.

C'est pourquoi il est intéressant d'étudier le rendement de la taxe sur les mégayachts instituée par la loi de finances pour 2018. Cette taxe était censée rapporter dix millions d'euros par an. Elle n'a collecté finalement que 135 000 euros en 2023 et 60 000 euros en 2024. Aux dernières nouvelles, seuls cinq mégayachts sont éligibles à la taxe…

Regain de concurrence fiscale entre les pays

Tout comme l'impôt sur la fortune, qui a progressivement disparu des systèmes fiscaux européens des pays riches et dont Gabriel Zucman a l'honnêteté de reconnaître que « dans l'ensemble, ces impôts avaient été un échec », les pays qui ont récemment durci l'imposition des ultrariches font face à un flux de départs. C'est le cas de la Norvège, un des rares États à avoir conservé un impôt sur la fortune et qui l'avait augmenté à 1,1 %, tout en relevant l'imposition des dividendes en 2022.

La mesure, qui devait rapporter 141 millions d'euros, s'est traduite par une perte de 433 millions d'euros et par la fuite des capitaux, principalement en Suisse, estimée à 52 milliards d'euros. À tel point que ses voisins suédois et finlandais – un temps intéressés – en ont abandonné l'idée. Plus près de nous, le Royaume-Uni a supprimé, le 6 avril 2025, le régime de « non-domiciled » (ou, « non dom »), qui datait de George III (1799) et qui imposait forfaitairement les revenus des étrangers installés sur l'île, entraînant dès son annonce un fort mouvement de départ des ultrariches, comme l'industriel Lakshmi Mittal, vers Dubai, Monaco et Milan.

Au moment où la France envisage de durcir la taxation des centimillionnaires, des pays européens attractifs leur font les yeux doux. C'est le cas de l'Italie qui offre aux nouveaux résidents un forfait annuel tous impôts confondus de 200 000 euros (plus 25 000 euros par membre supplémentaire du foyer, conjoint compris) pendant quinze ans, ce qui avait déclenché les foudres de l'encore premier ministre François Bayrou contre Mme Meloni.

On notera d'ailleurs que Portugal, Italie, Grèce et Espagne ont tous cherché, à l'occasion de leur plan de redressement des finances publiques lancé en 2011, à attirer les grandes fortunes par des avantages fiscaux exorbitants du droit commun. La palme revient à la Grèce qui, moyennant un investissement minimal de 500 000 euros, offre pendant quinze ans aux nouveaux résidents qui s'acquittent d'un forfait annuel de 100 000 euros, une exonération de tous leurs revenus étrangers et des droits de succession de leur patrimoine situé hors du pays.

Un obstacle constitutionnel majeur

À supposer que la taxe Zucman, qui n'a été votée que par 116 voix des 577 députés, passe l'épreuve du Sénat et soit définitivement adoptée, ce qui est très loin d'être acquis, elle devra encore passer sous les fourches caudines du Conseil constitutionnel qui sera bien sûr saisi par ses opposants. Or, sa jurisprudence récente n'est pas du tout favorable à la taxe.

En effet, dans sa décision du 9 août 2012 relative à la loi de finances rectificative pour 2012, il précise que le législateur ne saurait établir un barème de l'impôt de solidarité sur la fortune sans l'assortir d'un dispositif de plafonnement, ou produisant des effets équivalents destinés à éviter une rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques. Enfin, dans sa décision du 29 décembre 2012 relative à la loi de finances pour 2013, le Conseil a précisé que le plafonnement ne peut prendre en compte que les revenus réalisés et disponibles, une solution toujours confirmée jusqu'à présent.

Compte tenu de ces obstacles politiques, économiques et juridiques, il est hautement improbable que la taxe Zucman voie le jour en France sans un accord mondial – encore plus improbable – dans les prochaines années. Pour répondre à la demande croissante de réduction des inégalités tant patrimoniales que de revenus, un gouvernement minoritaire peut être tenté de rétablir le symbole fort qu'est l'ISF, mais cela ne résoudra en rien les deux défis les plus urgents de Bercy : la réduction du déficit et de la dette publique.

Auteur : Éric Pichet, Professeur et directeur du Mastère Spécialisé Patrimoine et Immobilier, Kedge Business School


Cet article est issu du site The Conversation