Le viager : une solution pour mieux consommer l'avant-dernière demeure information fournie par The Conversation 02/12/2025 à 16:05
La vente et l'achat en viager restent relativement peu pratiqués en regard des nombreux avantages qu'offre cette forme de transmission de la propriété pour les deux parties concernées, mais aussi pour les collectivités publiques qui pourraient trouver là un levier de politique territoriale. Que dit la relativement faible appétence pour le viager de notre manière de consommer le logement ?
Longtemps considéré comme un simple support d'habitation ou d'investissement, l'immobilier est aujourd'hui au cœur des dynamiques contemporaines de consommation. Il constitue un poste de dépense majeur, freine l'accès à d'autres formes de consommation pour les plus jeunes, et devient lui-même un objet de consommation : location de courte durée, plateformes d'échange, ou optimisation patrimoniale. Dans ce contexte, interroger le viager, comme manière de « consommer » l'avant-dernière demeure, permet de reposer autrement la question de notre rapport au logement, à la propriété et à la finitude.
Parmi ces usages de l'immobilier, le viager occupe une place singulière. À la fois marginal et porteur d'enjeux sociaux, patrimoniaux et territoriaux, il reste étonnamment absent du débat public. Cet article propose de le penser, non pas seulement comme un produit financier, mais comme un acte de consommation au sens fort : un usage final de son patrimoine, à l'intersection du privé, du social et du symbolique.
Une fausse évidence ?
C'est dans cette perspective que l'on peut relire autrement la formule de « dernière demeure ». À l'heure où les pratiques d'incinération se développent, réduisant la prise à bail de la tombe ou du caveau, on pourrait s'attendre à ce que l'avant-dernière habitation – celle du vivant – suive le même mouvement. Le viager, en tant que moyen de consommer son patrimoine – certains penseront consumer – devrait ainsi être une évidence. Pourtant, il n'en est rien. L'avant-dernier logement ne s'avère consommable qu'avec beaucoup de difficultés.
Consommer un logement peut se faire pour un propriétaire par la jouissance locative qu'il en retire en y vivant, ou en le louant (droit d'usage et d'habitation). Il est cependant aussi possible de consommer les murs, telle la maison en pain d'épices de Hansel et Gretel, en réalisant une vente en viager. Ici, le propriétaire occupant cède à un vendeur les murs, tout en conservant le droit de vivre dans son bien. En échange, l'acquéreur lui verse une somme à la signature du contrat (le bouquet) et des mensualités durant tout le reste de sa vie (la rente). Au décès du vendeur, l'acheteur récupère la pleine propriété du bien. Par ce mécanisme, la richesse immobilisée dans l'actif immobilier, dans les murs, devient mobilisable et consommable.
Marché potentiel, marché actuel
Si, en France, la richesse en logement détenue par les retraités dépasse les 1000 milliards d'euros, les biens effectivement « viagérisés » ne représentent eux que 2,5 milliards d'euros. De plus, alors que la richesse immobilière des retraités est moins concentrée territorialement que la richesse immobilière totale, et constitue donc un facteur d'équilibre spatial, la richesse « viagérisée » s'avère par contre particulièrement concentrée. Plus de 50 % de la valeur sous contrat viager est localisée dans cinq départements : Paris pour 30 %, les Hauts-de-Seine et les Yvelines, et autour de la Côte d'Azur.
La carte ci-dessous représente le marché potentiel du viager, c'est-à-dire la richesse immobilière des retraités (en % de la richesse immobilière départementale, et en valeur). Comme on le voit, son potentiel est réel dans de nombreux départements.
La rentabilité de ce produit serait-elle alors mauvaise en dehors de ces cinq départements (et peut-être des cœurs urbains des métropoles) ? Il n'en est rien. Dans presque tous les départements, la rentabilité est positive et substantielle. Elle peut même atteindre des niveaux élevés dans des départements où le marché viager n'existe pourtant presque pas (Ain, Tarn-et-Garonne, Landes, Vendée).
Des retraités largement propriétaires
Alors, peut-être, le viager ne servirait-il qu'à satisfaire des besoins marginaux, peu fréquents ? Nous laissons au lecteur le soin d'en juger, dans un univers où le financement des retraites représente pour la nation un enjeu si important. Pour un retraité propriétaire (75 % des retraités le sont, contre 58 % en moyenne globale), le viager permet d'accroître ses revenus disponibles. Ceux-ci peuvent être utilisés pour financer la consommation courante, les loisirs, la dépendance lorsque celle-ci survient, ou encore l'entretien de l'habitation et l'amélioration de ses performances écologiques.
Le viager permet aussi de protéger le conjoint survivant avec la réversion de la rente, ou encore de transmettre de son vivant une partie de sa richesse immobilière pour aider ses enfants et ses petits enfants dans leur vie (un bien hérité post-mortem est souvent revendu car il représente fréquemment plus d'ennuis que d'avantages).
Du point de vue de la commercialisation, lorsqu'un bien est difficile à vendre en viager, la proportion de rente par rapport au bouquet tend à augmenter. On peut aussi noter une inégalité genrée, au détriment des hommes : toutes choses égales par ailleurs, les hommes extraient moins de richesse de leur bien, et ils doivent consentir plus de rabais sur la valeur de marché estimée de leur bien. Les hommes retraités célibataires jeunes doivent aussi consentir des baisses de prix significatives s'ils souhaitent obtenir des bouquets plus élevés (par rapport aux femmes retraitées célibataires jeunes, et aux couples de jeunes retraités).
Un levier territorial puissant mais ignoré
Du point de vue de la politique territoriale, le viager possède beaucoup d'avantages. Il tend à renforcer la consommation, localement, et à favoriser les circuits courts (les soins de santé par exemple). Il permet une reterritorialisation de la politique vieillesse. Il pourrait aussi participer aux politiques d'aménagement locales.
Imaginons par exemple qu'une mairie ou un organisme affilié se porte acquéreur d'un bien. Durant la vie du contrat, elle soutiendrait le niveau de vie d'une personne retraitée. Au décès, lorsque le bien est récupéré, la mairie pourrait soit « renaturer » la parcelle (objectifs ZAN), soit développer du logement social, soit revendre la parcelle à un promoteur si celle-ci est fortement valorisée afin d'équilibrer financièrement son opération viagère globale.
Une politique qui encouragerait le viager ne reposerait pas sur des transferts monétaires coûteux, comme c'est le cas pour la plupart des politiques d'aide à l'immobilier, mais sur la mobilisation d'une richesse déjà existante. Cela serait en particulier d'intérêt pour les zones rurales fragilisées par le vieillissement des populations et le désengagement de la puissance publique comme des acteurs privés, mais qui possède encore une certaine richesse immobilière. En arrière-plan, il s'agirait alors de passer d'une politique immobilière gouvernementale très voire exclusivement orientée en faveur des métropoles, à une politique immobilière territoriale et régionale
Une obligation morale intergénérationnelle
Dernier point, qui n'est pas des moindres, le viager s'inscrit dans la grande thématique de la soutenabilité et de l'égalité des générations quant à l'accès au logement. Les classes d'âges aujourd'hui retraitées ont eu accès au logement et à la propriété dans des conditions bien plus favorables que les suivantes. Les fameux « baby-boomers » ont ainsi fait exploser les prix immobiliers entre 1996 et 2008 de par leur nombre, leur solvabilité et leur volonté de bien préparer leur retraite en devenant propriétaires (le taux de propriétaires passe de 50 % à 58 % à cette occasion).
Ce faisant, ils ont créé une barrière à l'entrée, à savoir le prix, pour les gens qui venaient après eux. Le phénomène se poursuit à l'heure actuelle. Si l'on compare la progression du nombre de retraités, à la progression du capital immobilier qu'ils détiennent, entre 2012 et 2022, on obtient pour la France : +3,68 % de retraités, mais +5,19 % de capital logement. Au niveau départemental : +6,80 % versus +14,28 % pour la Guadeloupe, +5,60 % versus +12,37 % pour le Morbihan, +2,90 % versus +8,12 % pour l'Ille-et-Vilaine. Cette surappropriation de la richesse immobilière n'est pas sans poser question quant à la solidarité entre les générations.
Devant tous ces éléments, si favorables au viager, pourquoi est-il comme banni de la réflexion publique ? Pas forcément tant du côté des vendeurs, qui n'y sont pas aussi réticents que l'on pourrait le penser, que du côté des acheteurs et des investisseurs. Ne pas consommer l'avant-dernier bien immobilier n'empêchera pas la vie de se consumer ? Faut-il y voir une dénégation de la mort, où l'on s'accrocherait mordicus à l'avant-dernier bien, par crainte du dernier et de l'après ? Alors, remettre de son vivant sa richesse dans le mouvement et la vie ne serait-il pas un moyen de vivre au-delà de soi, en pensant à la succession des générations ?
Auteur: Arnaud Simon - Maître de conférences Responsable du Center for Real Estate Management DRM, Université Paris Dauphine – PSL
Cet article est issu du site The Conversation