
Saint-Valentin (Crédits: Adobe Stock)
Entre normes sanitaires et prix de l'énergie, la production «made in France» tente de s'adapter pour faire face à une concurrence internationale féroce.
Pour la Saint-Valentin, peut-être achèterez-vous une fleur . Pour les fleuristes, le 14 février est l'un des jours les plus chargés de l'année. Sans doute même opterez-vous pour une rose, traditionnellement associée à l'expression du sentiment amoureux . Il est toutefois quasi certain que celle-ci ne viendra pas de France, mais du Kenya ou d'Équateur : à peine 15 % à 20 % des fleurs vendues dans l'hexagone sont produites sur le territoire national. Utilisés pour exprimer nos émotions, tulipes, géraniums et orchidées sont en effet au cœur d'une concurrence féroce.
« À l'échelle internationale, nous ne sommes qu'un petit village gaulois. Mais nous résistons bien ! », explique avec fierté Gilles Rus. Avec son accent rocailleux, ce sexagénaire travaille depuis quatre décennies pour la Sica du marché aux fleurs d'Hyères, dans le Var, premier lieu de vente de fleurs coupées en France. Un lieu privilégié pour observer les évolutions d'un secteur ayant connu de violentes évolutions ces dernières années.
Des marchés mondiaux
Dès 5 h 57, une odeur de pollen flotte dans les hangars réfrigérés, où les producteurs déposent dès la veille au soir leurs bouquets, prêts à la vente. Dans une salle aux allures d'amphithéâtre, des variétés d'anémones et de giroflées défilent sous les yeux de la petite centaine d'acheteurs matinaux. La vente dite « au cadran », gérée simultanément par trois vendeurs, se veut rapide et transparente : sur des écrans géants s'affiche le prix de départ, calculé sur la base des marchés internationaux. C'est ensuite au plus offrant, et au plus rapide : un clavier disposé devant chaque acheteur lui permet d'arrêter le prix, et le lot souhaité.
Les échanges peuvent atteindre, en vitesse de croisière, jusqu'à 3000 transactions à l'heure, et même 4500 en période de forte activité, comme la Saint-Valentin. C'est qu'il faut aller vite : les premiers camions réfrigérés partent du site dès 10 heures du matin. Le soir même, les fleurs seront à Paris, Amsterdam, voire sur un autre continent. Si le rythme est aussi rapide, c'est que le végétal est un produit fragile : les producteurs ne peuvent s'engager que sur une durée de vie de sept jours seulement.
À Hyères, les fleurs vendues sont toutes françaises, ou presque : 18 % viennent d'ailleurs, principalement d'Italie. « Nous en prenons lorsque nous manquons de volume ou de certaines variétés », explique Gilles Rus. Une limite qu'il a été nécessaire de fixer : « Certains producteurs italiens venaient démarcher nos propres grossistes jusque sur le parking du marché , s'amuse le directeur. Il a fallu mettre des règles en place, et des barrières physiques à l'entrée, afin de défendre nos horticulteurs. »
Fleurs de France
L'anecdote prête à sourire. Elle illustre toutefois une concurrence sans merci. Dans les années 1980, la multiplication des exploitations sous serre aux Pays-Bas fragilise la production française. En quelques dizaines années, le nombre d'exploitations spécialisées dans la fleur coupée s'effondre, passant de plusieurs milliers à moins de 300, selon les données de FranceAgriMer. Un chiffre qui tend à se stabiliser ces dernières années. « Dans le Var, la surface moyenne d'un producteur est en moyenne de 0,7 hectare, là où elles font 5 hectares chez les Néerlandais, et jusqu'à 50 hectares au Kenya ! », souffle Gilles Rus.
Quelques pas plus loin, dans le hangar aux pivoines, un drapeau tricolore s'accroche à un chariot. Sur les emballages, les bouquets affichent le label Fleurs de France, créé en 2015. Une marque de qualité, qui ne résout pas tous les problèmes : « Dès que j'ai des fleurs d'origine française, je les mets en avant, d'autant plus qu'elles sont souvent plus belles que les autres », confirme François Diz, gérant de la boutique Si Fleurette, à Aubenas. « Le problème, c'est que cela ne suit pas en termes de volume : moi, j'ai besoin d'avoir des fleurs en continu toute l'année. Et des roses en février, quand bien même ce n'est pas la saison ! »
« Sur l'emballage, l'origine des fleurs est bien sûr mentionnée. Mais une fois déballées, rien ne permet de distinguer une fleur d'une autre », explique Florent Moreau, lui-même artisan fleuriste et président de Valhor, l'interprofession française de l'horticulture. « La seule question que posent nos clients en général, c'est : combien de temps la fleur va-t-elle tenir en vase ? Bien sûr, si l'on précise leur origine, cela peut orienter leur choix. »
Une étude sur les pesticides
Le fait que la fleur ne soit pas comestible explique en grande partie cette traçabilité toute relative, et l'absence de contrôles sanitaire, y compris sur les pesticides utilisés. En octobre dernier, une ancienne fleuriste nantaise, Laure Marivain, témoignait dans les médias suite au décès de sa fille de 11 ans, atteinte d'une leucémie. Une maladie provoquée par son exposition aux pesticides durant la grossesse . L'histoire mettait en lumière les risques encourus par les professionnels.
« Étant moi-même père, j'ai été très touché par ce drame , explique Florent Moreau, de Valhor. Nous avons diligenté une étude interne pour connaître l'incidence des résidus de pesticides sur les travailleurs et les collaborateurs de la filière, et par ricochet sur le consommateur. » Les résultats devraient être connus à l'automne prochain, et s'ajouteront à l'étude lancée par l'Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), saisie du sujet par le gouvernement en janvier dernier.
Ces analyses pourraient aboutir à de nouvelles normes : une perspective qui n'enchante pas l'interprofession.
« Si elles sont nécessaires, il est évident que nous nous y conformerons
, convient Florent Moreau.
Mais si de nouveaux produits doivent être interdits, cela ne doit pas concerner que la France, où les normes sont déjà parmi les plus contraignantes d'Europe ! »
Ne pas ajouter de nouvelles normes : c'est la demande formulée par de nombreux producteurs. À quelques kilomètres du marché d'Hyères, l'exploitation de Ludovic Morel et de sa femme, Audrey, se veut exemplaire.
« Mais on nous demande d'être plus blanc que blanc »,
soupire-t-il.
« Dans l'année, j'ai dû utiliser seulement trois fois des produits phytosanitaires, surtout pour l'humidité. Naturellement, je mets des gants et des masques quand je les utilise. Pour le reste, c'est à nous d'accepter des pertes, quand il y en a. »
Sous une grande serre, ses trois ouvriers s'activent pour récolter des anémones, plantées en hors-sol à perte de vue.
« Regarde la couleur. Quand elles commencent à devenir blanches, c'est que c'est le bon moment »,
sourit Patrick, qui travaille sur la ferme depuis six ans.
La saisonnalité
Au-delà des normes sanitaires, le coût du travail ainsi que le prix de l'énergie obligent les producteurs français à changer de variétés : « La rose, elle n'est plus beaucoup produite chez nous », explique-t-on du côté de la Sica du Marché d'Hyères. En 1980, le Var comptait une centaine de producteurs de roses ; il n'en reste plus qu'une dizaine aujourd'hui. La reine de la Saint-Valentin a été remplacée par d'autres fleurs, moins exigeantes en matière de chauffage et de pesticides. Pour rester dans la course, les exploitations tricolores tablent désormais sur la saisonnalité.
C'est ce changement qu'a opéré Philippe Brutinel, lui aussi producteur dans la région. Suite à une inondation, il décide d'abandonner le gerbera pour la renoncule et la pivoine. Un choix qu'il ne regrette pas, et qui lui a même permis d'étendre ses installations : avec son employé, l'horticulteur de 45 ans produit annuellement près de 250.000 tiges de renoncules. S'il ne chauffe plus ses serres en dehors des périodes de gel, Philippe reconnaît malgré tout utiliser un peu d'éclairage artificiel, pour accélérer la croissance de certaines variétés : « Cela me coûte cher en électricité, mais je peux ainsi récolter en février plutôt qu'en mars, à un moment où le prix de vente est supérieur. »
Car cultiver n'est pas tout : encore faut-il faire coïncider le cycle des plantes avec la demande du marché : « Les gens ne font plus attention aux saisons, ils veulent tout, et tout de suite, soupire Aude Florentin, productrice horticole installée avec son mari, Rémy, en Isère. C'est d'autant plus difficile que les grandes surfaces vendent, elles aussi, des fleurs. » Le végétal est du reste une affaire de mode : « Certaines variétés se vendent moins bien qu'avant , s'amuse Aude. Le géranium, par exemple : c'est devenu une fleur de grand-mère ! »
Ces efforts d'adaptation suffiront-ils pour permettre aux producteurs tricolores de résister à la concurrence internationale ? « La France a le meilleur territoire au monde, affirme avec fierté Hélène Taquet, fondatrice du Collectif de la fleur française, une association regroupant 657 acteurs de la filière. Notre latitude, la qualité de notre sol permettent de cultiver des fleurs à toutes les saisons ! Après, comme toutes les entreprises françaises, nous sommes étouffés par trois choses : les normes, les charges et les taxes. »
Hélène Taquet constate néanmoins une vraie prise de conscience ces derniers mois, y compris de la part d'acteurs institutionnels. « Il faut aussi davantage former les fleuristes, estime-t-elle. Si les vendeurs eux-mêmes ignorent l'origine des variétés françaises, il n'y a aucune chance pour que le consommateur soit au courant ! »
Tandis que le soleil atteint son zénith, le calme revient sur le marché aux fleurs d'Hyères. Après une carrière passée à défendre la fleur française, Gilles Rus envisage sereinement sa retraite, prévue à l'été prochain. C'est Aurélie Decroix, une jeune femme de 29 ans originaire de la région, qu'il forme pour prendre sa relève. Signe des temps : celle-ci ne vient pas du milieu horticole . Pour l'avenir, elle entend bien continuer à défendre la production tricolore. « Et aussi faire davantage connaître les fleurs du Var, tant qu'à faire ! »