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Au-delà des calories, comment le «vrai» régime paléo révèle l’humain derrière l’animal
information fournie par The Conversation 04/02/2025 à 08:30
Temps de lecture: 8 min

Selon le biologiste Richard Levins, aucun modèle ne peut maximiser simultanément la généralité, la précision et le réalisme. (crédit : Adobe Stock / photo générée par IA)

Selon le biologiste Richard Levins, aucun modèle ne peut maximiser simultanément la généralité, la précision et le réalisme. (crédit : Adobe Stock / photo générée par IA)

Peut-on vraiment considérer les humains comme des animaux lorsqu'il s'agit de comprendre leurs modes de vie passés ? Cette question peut sembler provocatrice, mais elle est au cœur d'un débat académique entourant l'application de la théorie de l'approvisionnement optimal (TAO), ou optimal foraging theory en anglais, à l'étude des sociétés humaines.

La quête de nourriture est une activité fondamentale pour tout animal. Elle représente non seulement un moyen de survie, mais aussi un levier pour la reproduction et le maintien d'autres activités vitales. Lorsqu'un animal cherche à se nourrir, il est confronté à divers choix, ce qui pose une question clé : quelle ressource choisir parmi celles disponibles dans son environnement ?

Développée dans les années 1960 par des écologues évolutionnistes tels que MacArthur, Pianka, et Emlen, la théorie de l'approvisionnement optimal (TAO) postule que les animaux, humains compris, optimisent leur quête de nourriture pour maximiser leur efficacité énergétique. Ce concept trouve un écho contemporain dans la popularité du «régime paléo», un régime inspiré des pratiques alimentaires supposées de nos ancêtres chasseurs-cueilleurs, qui repose sur l'idée que ces derniers privilégiaient les ressources les plus énergétiques et nutritives pour leur survie.

Mathématiquement, il s'agit d'obtenir le plus grand rapport possible entre l'énergie acquise et les coûts en temps associés à la quête de nourriture. Plus précisément, le but de l'animal est d'obtenir une combinaison de ressources animales et végétales qui minimise à la fois le temps de recherche, de poursuite, de capture et de traitement de celles-ci (le traitement concerne par exemple la préparation de la carcasse, l'extraction du miel d'une ruche), tout en maximisant l'énergie gagnée, c'est-à-dire les calories, issue de leur consommation. Par exemple, face au choix entre une ressource pauvre en calories, exigeant un temps considérable jusqu'à son traitement, et une ressource riche en calories nécessitant peu de temps jusqu'à son traitement, la seconde option sera privilégiée.

La TAO représente donc un cadre théorique suggérant que les choix alimentaires ne sont pas aléatoires, mais guidés par la nécessité de maximiser l'efficacité énergétique. Cette théorie étant dérivée de la théorie néo-darwinienne de l'évolution (le néo-darwinisme est une relecture du darwinisme à la lumière de la génétique), la sélection naturelle tend alors à avantager les individus qui optimisent au mieux les ressources disponibles dans leur environnement selon le rapport bénéfice/coût.

Une théorie séduisante mais controversée

L'un des défis majeurs pour les archéologues est de reconstruire le mode de vie de nos ancêtres, y compris leur alimentation, à partir des traces qu'ils ont laissées. Diverses théories sont utilisées pour cette tâche, et parmi elles, la TAO occupe une place particulière. Jusque dans les années 1960, certaines généralisations sur les modes de subsistance des sociétés humaines ont été parfois tirées de manière simpliste sans prendre en compte la richesse contextuelle des données ethnographiques.

Dès les années 1970, de nombreux anthropologues et archéologues se tournent vers la TAO qui offre un cadre théorique utile pour développer et tester des hypothèses afin d'articuler la diversité des observations issues des registres ethnographiques et archéologiques.

La diversité des premières utilisations de la TAO à l'étude des sociétés humaines a montré comment cette théorie pouvait aider à interpréter les comportements de subsistance des chasseurs-cueilleurs, qu'ils soient historiquement connus ou contemporains. Rapidement, cette théorie a séduit les scientifiques qui y voient dans sa polyvalence, et donc dans sa généralité, un moyen de comparaison entre les études de cas. Après cinquante ans d'utilisation, cette théorie est aujourd'hui perçue comme essentielle afin d'appréhender le comportement humain. En retour, son application a contribué à améliorer la précision des observations ethnographiques et archéologiques, notamment en évaluant l'efficacité énergétique de diverses stratégies de subsistance.

Un exemple récent, publié en 2022, illustre cette approche. Les chercheurs ont comparé les rendements énergétiques de différentes proies dans des sociétés de chasseurs-cueilleurs selon les méthodes de chasse employées. Dans les forêts tropicales de l'est du Paraguay, les chasseurs Aché consacrent en moyenne treize jours pour capturer à l'arc un pécari à lèvres blanches ( Tayassu pecari ), pesant environ 30kg et fournissant 376.000 kilocalories. En revanche, la chasse à l'arc du pécari à collier ( Pecari tajacu ), qui pèse 20kg, prend seulement onze heures et rapporte 94.980 kilocalories.

En termes d'efficacité énergétique, le rendement moyen du pécari à collier (8.260 kilocalories par heure de chasse) est sept fois supérieur à celui du pécari à lèvres blanches (1.185 kilocalories par heure). Selon la TAO, la chasse au pécari à collier est donc nettement plus optimale, car elle offre un bien meilleur retour énergétique pour le temps investi. Cet exemple illustre la pertinence continue de la TAO pour analyser les décisions de subsistance des chasseurs-cueilleurs et comprendre leurs choix alimentaires dans des environnements complexes.

Cependant, l'application de la TAO aux humains a soulevé une controverse majeure : cette théorie, issue de l'écologie comportementale, est parfois accusée de refléter un déterminisme écologique réductionniste, en négligeant la complexité de la vie humaine. Effectivement, lorsque cette théorie est appliquée à l'humain, elle tend à privilégier l'efficacité énergétique comme moteur principal des choix, sans tenir compte des nombreuses autres influences qui façonnent les décisions humaines.

L'humain : un animal pas comme les autres

Cette controverse entourant la TAO souligne que cette théorie, développée initialement pour des animaux non humains, tend à réduire la complexité des comportements humains à une simple question de survie. Pourtant, l'optimisation énergétique n'est pas nécessairement le seul objectif des humains lorsqu'ils choisissent leurs ressources alimentaires. Notamment, la quête de prestige social, la sélection de partenaires, le maintien d'un statut social, le goût, le tabou, la recherche de gains non-carnés (fourrure, outils osseux) ou encore la recherche de différents nutriments sont autant de facteurs qui peuvent influencer les choix alimentaires. De plus, ceux-ci ne sont pas toujours alignés avec une optimisation énergétique stricte. Par exemple, un chasseur peut choisir de capturer un gros gibier non seulement pour sa valeur nutritive, mais aussi pour sa valeur sociale que cet acte lui confère. C'est par exemple le cas chez les chasseurs Aché de l'est du Paraguay et des chasseurs Meriam en Australie qui peuvent être motivés par des objectifs tels que l'accouplement et le statut social qui transcendent la simple recherche de nourriture.

Le dilemme du modélisateur

Loin de ma pensée que de négliger ou de ne pas reconnaître cette controverse légitime adressée à la TAO, je me suis rendu compte à travers mes recherches que l'un des points centraux sur lequel se repose cette controverse est la définition d'un « modèle » ainsi que son rôle. Un modèle est une représentation simplifiée de la réalité qui vise à décrire, expliquer ou prédire des phénomènes complexes en mettant l'accent sur certains éléments tout en négligeant d'autres. Il permet aux chercheurs de tester des hypothèses et d'émettre des prédictions sur le comportement de systèmes, tout en facilitant leur compréhension. Cependant, l'efficacité d'un modèle repose sur un équilibre délicat entre la simplification et la fidélité à la réalité. Sans rentrer dans les détails de cette théorie, la TAO est constituée de plusieurs modèles qui se décomposent afin de prédire quoi exploiter, quand , comment , et jusqu'à quand . Ainsi, la polyvalence et la complémentarité de ces modèles offrent un cadre général et réaliste pour analyser le comportement de subsistance de chasseurs-cueilleurs.

Néanmoins, l'application de la TAO et de ses modèles aux comportements humains soulève un dilemme que le biologiste Richard Levins avait déjà décrit dès les années 1960 en étudiant la biologie des populations. Selon lui, aucun modèle ne peut maximiser simultanément la généralité, la précision et le réalisme. En d'autres termes, simplifier un modèle pour le rendre plus général implique souvent de sacrifier sa précision ou son réalisme. Ce dilemme, appelé «dilemme du modélisateur», explique selon moi la controverse adressée à la TAO pour sa prétendue incapacité à refléter la complexité des comportements humains.

Parce que pour les partisans de la TAO, dont je fais partie, simplifier la réalité complexe des comportements humains n'est pas une négligence, mais une nécessité méthodologique. La simplification permet de tester des hypothèses de manière rigoureuse et de fournir un point de départ pour des recherches futures. Par exemple, si un comportement cynégétique (c'est-à-dire lié à la chasse) observé dans le registre archéologique correspond aux prédictions de la TAO, cela peut indiquer que des motivations économiques rationnelles étaient en jeu. À l'inverse, si le comportement observé ne correspond pas aux prédictions, cela peut signaler l'influence d'autres motivations, ouvrant ainsi de nouvelles pistes de recherche.

C'est précisément l'approche que j'ai adoptée dans mes récentes recherches. Grâce à l'utilisation de la TAO couplée à la simulation informatique, j'ai exploré comment les tâches de subsistance auraient pu être divisées selon le sexe et l'âge dans la péninsule Ibérique il y a 20.000 ans. Ces résultats mettent en lumière l'installation d'une organisation sociale complexe autour de la subsistance, avec des implications profondes pour notre compréhension des modes de vie des humains pendant le paléolithique supérieur (environ 40.000 ans à 12.000 ans avant le présent) en Europe.

La TAO : un point de départ, pas une fin en soi

Il est indéniable que la TAO a démontré son utilité dans de nombreuses études, tant en archéologie qu'en anthropologie. Ses modèles ont été appliqués avec succès pour comprendre les comportements cynégétiques des chasseurs-cueilleurs. Néanmoins, ils ont aussi rencontré certaines controverses, celle ayant fait couler le plus d'encre étant celle que j'ai exposée dans cet article. Sa reconnaissance ne devrait pas conduire à rejeter la TAO, mais plutôt à l'utiliser comme un outil parmi d'autres pour explorer la complexité des comportements humains.

En fin de compte, la TAO doit être vue comme un point de départ, une boussole qui guide les chercheurs vers des hypothèses testables. Loin de déshumaniser les sociétés qu'elle étudie, elle permet au contraire de révéler les interactions complexes entre les motivations économiques, sociales et culturelles qui façonnent les comportements humains. Si des concepts comme le régime paléo insistent sur l'importance des apports énergétiques dans les choix alimentaires, il est essentiel de rappeler que d'autres facteurs peuvent tout autant influencer les décisions de subsistance. Comme toute théorie, la TAO a ses limites. Mais c'est précisément en reconnaissant ces limites et en intégrant des approches complémentaires, comme la simulation informatique, que la recherche peut progresser. En combinant ces outils, nous pouvons continuer à affiner notre compréhension des modes de vie passés et des structures sociales des sociétés humaines.

Par Samuel Seuru
Docteur en anthropologie - Chercheur postdoctoral, Laboratoire Méditerranéen de Préhistoire Europe Afrique - LAMPEA - Aix Marseille Université - CNRS - Ministère de la Culture, Aix-Marseille Université (AMU)

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Cet article est issu du site The Conversation