
Le voyage se présente comme un tremplin pour grandir. (crédit : Adobe Stock)
Au milieu des années 1950, alors que le tourisme devient une activité de masse, le voyage devient un marronnier des albums pour la jeunesse, entre stéréotypes et envie de liberté.
Lorsqu'on pense au voyage et à la littérature de jeunesse, il est probable qu'on ait immédiatement en tête le périple de Bilbon ou Phrodon Saquet du Comté jusqu'à la Terre du Milieu, dans Le Seigneur des anneaux de Tolkien, ou bien encore celui du jeune Jim Hawkins parmi les pirates dans L'Île au trésor de Robert-Louis Stevenson.
Écrits pour un public d'adolescents, tous ces romans d'aventures mettent en avant le goût de l'exploration, du départ vers l'inconnu, du dépassement de soi, de la quête initiatique qui, pour le lectorat masculin à qui ces ouvrages sont plutôt destinés, fait devenir homme.
Évidemment, nous sommes assez loin de tout cela avec les albums pour enfants. Dans ces ouvrages qui mêlent textes et images et s'adressent plus particulièrement aux jeunes, voire très jeunes, enfants, le voyage ne se présente pas comme une suite de rituels pour devenir adulte mais un tremplin pour grandir. Et cette expérience de l'espace se fait l'écho d'une société marquée par le tourisme de masse.
Le deuil de l'aventure
Dans Miki and Mary. Their Search for Treasures de Maud et Mishka Petersham, album américain de 1934, ce que recherchent les deux jeunes héros de l'histoire, c'est justement l'aventure et un trésor. «C'était un voyage d'aventure et de découverte.» dit le narrateur : «Miki avait une boussole et Mary avait une carte».
Pour cette aventure, les deux enfants cherchent un bateau mais celui qu'ils trouvent n'est pas « un voilier et cela déçut (Miki) ». Ils embarquent sur un paquebot qui a déjà son circuit imposé et qui se présente comme étant bien loin de la représentation de l'aventure. Les activités que réalisent les enfants à bord du paquebot sont celles que l'on propose aux touristes aisés des années 1930 : cinéma, spectacle vivant, activités sportives et de détente. Les deux enfants finissent par y prendre goût.
Le deuil de l'aventure se fait petit à petit mais les trésors s'accumulent au fil de leurs visites au mont Saint-Michel, à Concarneau, à Venise, à Jérusalem. Le retour à New York, leur New York, emplit les deux enfants de joie. Ils ont leurs bagages pleins de souvenirs mais ont la certitude qu'il n'y a finalement pas de meilleur endroit qu'à la maison.
Cet ouvrage des années 1930 est l'archétype d'un nombre important d'albums pour enfants parlant de voyage et qui vont massivement s'imposer à partir du milieu des années 1950, époque où le tourisme devient une activité de masse. Pour les adolescents, l'aventure et les épreuves font devenir adultes ; pour les enfants, le voyage rime plutôt avec une ouverture vers des endroits balisés, connus et reconnus.
Dans les années 1950, de plus en plus d'enfants des classes moyennes et populaires partent en vacances soit avec leurs parents soit par l'intermédiaire d'organismes de plein air (colonies de vacances, patronages…). Dans les albums qui sont conçus dans ces années de baby-boom et de Trente glorieuses, le voyage est un voyage touristique, même si des semblants d'aventure se dessinent parfois.
Stéréotypes touristiques
Prenons l'exemple de deux albums de deux séries emblématiques de ces années-là pour comprendre comment ce voyage touristique est mis en scène : chez Hachette, la série des Caroline de Pierre Probst ; chez Casterman, la série des Martine de Marcel Marlier et Gilbert Delahaye. En 1954, sortent dans chacune des séries deux albums aux titres très proches : Martine en voyage et Le Voyage de Caroline .
Dans le premier album, Martine et son amie Cacao, une poupée noire avec qui Martine fait la conversation, décident de se distraire de l'apprentissage de la lecture en prenant la poudre d'escampette, tentées qu'elles soient par l'aventure. Les deux fillettes se mettent en quête d'un bateau qui pourrait les emmener en Afrique. Malheureusement, l'expédition coupe court car aucune des deux fillettes ne sait décoder les panneaux de signalisation, trouver leur chemin s'avère difficile. Elles rentrent confuses à leur logis en jurant de d'abord s'instruire avant de courir la planète.
Une autre idéologie anime le personnage de Caroline. Dès la page de titre, Caroline se précipite avec tous ses amis dans un train, piloté par le petit chien Pipo. Caroline a été invitée par son amie Pitou, la petite panthère, à la rejoindre en Inde. Caroline se jette dans l'aventure. Elle emprunte train, bateau et radeau ; doit surmonter de multiples péripéties avant de voir se profiler les côtes indiennes.
Si le voyage de Caroline prend les allures d'un récit d'aventures traditionnel, en fait, il n'en est rien. Parmi ses amis, Pouf, le petit chat blanc, a pris le guide bleu des Indes. Dès lors l'aventure se transforme en voyage touristique et les paysages qui se succèderont au fil du parcours porteront en eux les stéréotypes touristiques des pays visités.
Contrairement à Martine , la série des Caroline de Pierre Probst est une série qui fait voyager. Plus de la moitié des albums de la série est consacrée aux voyages. Les conduites spatiales de Caroline (itinéraire rectiligne ou boucle guidée par un objectif précis énoncé en début d'album, loisir distrayant) sont caractéristiques de conduites touristiques modernes, elles-mêmes déterminées par des conduites capitalistes de l'espace. Caroline consomme de la distance et des loisirs.
La série des Caroline remplit toutes les conditions de ces séries que l'on pourrait nommer «séries géographes», elle en est une sorte de prototype. Ces séries amènent le lecteur à imaginer sa propre conduite dans l'espace évoqué par l'histoire. Le voyage touristique cherche à retrouver, chez le voyageur/lecteur, des lieux stéréotypés «toujours-déjà-là».
Partir pour mieux revenir
Dans les albums plus récents, destinés toujours aux enfants les plus jeunes, le voyage est une parabole qui renoue avec le rite initiatique. Je prendrai dans ce qui va suivre les exemples de quelques exemples importants qui ont jalonné les dernières décennies. Pour commencer, Le Voyage de Barbapapa (1971) constitue la deuxième aventure d'un personnage créé en 1970 par deux auteurs à la sensibilité écologique, Annette Tison et Talus Taylor.
Dans cette histoire, Barbapapa se met en quête de trouver une Barbamama. Pour cela, il fait le tour de la Terre, et bien plus, puisqu'il part dans l'espace. Dans son périple autour du monde, il traverse pays et paysages, croise touristes et hommes d'affaires semblant appartenir à un même espace mondialisé. La chute de l'album nous ramène sur Terre. Nul besoin de courir la planète pour trouver sa Barbamama quand elle est si près de soi.
Le même message, la même idéologie, semble traverser le premier album de Peter Sìs en 1987, Un Rhinoceros Arc-en-Ciel (Grasset). Dans une vallée profonde, un rhinocéros blanc s'ennuie et rêve d'aventure. Une question le taraude : que peut-il se cacher derrière les forêts et les collines qui bordent sa vallée ? C'est décidé, accompagné de trois oiseaux de couleurs différentes qui partagent son envie de voyage et d'évasion, il quitte la clairière et part à l'aventure. Mais cette dernière est de courte durée car, pour chacun des quatre amis : quel que soit l'endroit où il s'arrête, un prédateur ou une menace l'attend.
L'enseignement de cette aventure sans lendemain est implacable et paraphrase la dernière réplique de Dorothy dans Le Magicien d'Oz , autre voyage imaginaire que l'on doit à l'auteur américain Lyman Frank Baum en 1900 : « here is no place like home/ Il n'y a pas de meilleur endroit que chez soi» !
Une soif de liberté dans un monde quadrillé
En 1996, Anaïs Vaugelade rend hommage à l'idéologie du Learning by Doing et de l'expérience personnelle, chère au pédagogue John Dewey et à ses collègues de l'École nouvelle. Dans Laurent tout seul , grandir est un voyage. Laurent, un petit lapin, s'ennuie au milieu de ses jouets qui ne sont plus de son âge. Petit à petit, tout seul, il va franchir les limites successives qui l'éloignent toujours un peu plus du foyer. Il apprend qu'à tout moment il peut compter sur la bienveillance de sa mère.
Cette thématique du voyage qui aide à grandir est à trouver dans d'autres albums de la même époque : Va faire un tour de Kitty Crowther en 1995 ou encore Devine qui fait quoi de Gerda Müller en 1999.
Dans le monde globalisé qui est aujourd'hui le nôtre, les albums destinés aux enfants continuent à les faire voyager, en sécurité, comme des touristes mais avec le «syndrome d'Armstrong», c'est-à-dire le sentiment d'être le premier à découvrir un endroit.
Le Voyage de l'âne (2012) d'Isabelle Grenet et Irène Bonacina est un «road trip animalier». L'âne se morfond dans sa cour de ferme. Il tourne en rond dans une cour ronde bordée des divers bâtiments. «L'âne, qui tourne en rond, a besoin d'autre chose pour être heureux», nous dit le texte. En secret, au fond d'une grange, il a préparé son évasion. Dans une vieille camionnette, il a réuni vivres, cartes, boussoles, guides pour prendre la poudre d'escampette. Son objectif est de rejoindre une ânesse qui l'attend à Gibraltar.
Un itinéraire de 1 600 kilomètres à travers la France et l'Espagne est préparé en secret et parcouru avec quatre autres complices. Ici il ne s'agit plus vraiment de grandir mais d'être animé d'une soif de liberté de mouvement dans un monde quadrillé de toutes parts.
Par Christophe Meunier
Formateur à l'INSPE Centre Val de Loire, Université de Tours
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Cet article est issu du site The Conversation