
Notre imaginaire du repas gastronomiques reste très associé, en France, à la présence de viande. (crédit: Adobe Stock)
Dans l'imaginaire collectif français, un repas de fête se passe difficilement de viande, perçue comme la pièce centrale sans laquelle le plat apparaît incomplet. À l'heure où les impératifs climatiques nous invitent à réduire notre consommation carnée, il est temps de montrer que le végétal aussi peut être le cœur de la gastronomie.
Les Français comptent parmi les plus gros consommateurs de viande au monde. Cette réalité peut sembler surprenante. D'abord, parce que le nombre de flexitariens augmente. Ensuite, parce que les enjeux sanitaires dûs à une consommation excessive de viande ne sont plus ignorés. Enfin, parce que cette habitude semble relativement nouvelle.
Comme le rapportent les historiens de l'alimentation, la tradition culinaire française s'est longtemps appuyée sur les céréales, sur les légumes secs et sur les soupes, la viande restant réservée aux grandes occasions. Nous en consommons en moyenne deux fois plus aujourd'hui qu'en 1920.
Dès lors, comment comprendre cet attachement à la viande, alors même que les discours écologiques se multiplient et que sa consommation diminue en moyenne en France? Selon les données récentes du ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, cette baisse s'explique en fait davantage par la hausse des prix des produits carnés que par une véritable préoccupation environnementale ou nutritionnelle.
Pour mesurer l'influence encore limitée des politiques publiques sur les pratiques alimentaires, il est particulièrement instructif de pencher sur un objet culturel emblématique: le repas gastronomique des Français, traditionnellement centré sur la viande. Incarnation de l'art de vivre à la française, ce repas structuré et codifié a été inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l'Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture (Unesco) en 2010. Selon la définition de cette dernière, le patrimoine culturel immatériel est «traditionnel, contemporain et vivant à la fois: il ne comprend pas seulement les traditions héritées du passé, mais également les pratiques rurales et urbaines contemporaines, propres à divers groupes culturels».
Autrement dit, le repas gastronomique, en tant que pratique vivante, peut lui aussi évoluer face aux enjeux de transition alimentaire.
Cette évolution est d'autant plus nécessaire que la gastronomie joue un rôle central dans la transmission des normes alimentaires. C'est souvent à travers ces repas que les enfants apprennent ce qu'est un «vrai bon repas».
La définition même du repas gastronomique des Français insiste sur cette fonction éducative: «Des personnes reconnues comme étant des gastronomes, qui possèdent une connaissance approfondie de la tradition et en préservent la mémoire, veillent à la pratique vivante des rites et contribuent ainsi à leur transmission orale et/ou écrite, aux jeunes générations en particulier.»
Dès lors, la diminution globale de la consommation de viande touche-t-elle également ces repas gastronomiques? Que transmet-on aujourd'hui, implicitement, lors de ces moments qui continuent de structurer l'apprentissage culinaire des plus jeunes?
Le repas gastronomique, moment de partage résolument carné
Mariage, communion, anniversaire… dès qu'un événement prend une dimension gastronomique, la viande (et en particulier la viande rouge) reste le point d'orgue du repas. Notre étude des représentations sociales, menée auprès de 424 mangeurs, confirme que la viande occupe une place centrale dans l'imaginaire collectif du repas gastronomique.
Sur le terrain, nous avons également observé plus de 18.000 mangeurs lors de 226 repas de mariage. Les chiffres sont éloquents: plus de deux convives sur trois choisissent une viande rouge, principalement du bœuf, qui, à lui seul, pèse presque autant que toutes les autres options réunies. Le poisson additionné aux plats végétariens ne représentent qu'un dixième des choix, tandis que la volaille et le veau assurent une transition limitée. La demande pour les plats végétariens, l'agneau ou le porc demeure marginale, voire inexistante.
Ces constats soulèvent une question centrale: si les moments symboliques de partage sont systématiquement centrés sur la viande, peut-on réellement transmettre à nos enfants une culture alimentaire plus végétale?
Bien que les plus jeunes soient sensibilisés aux questions écologiques et qu'ils consomment moins de viande que leurs parents, prescrire un repas végétarien par semaine à la cantine ne suffit pas à optimiser la transition alimentaire.
Transformer les représentations du «vrai repas»
Il faut transformer durablement les représentations sociales, en agissant notamment sur le noyau central. Celui-ci désigne les éléments cognitifs les plus stables, les plus partagés et les moins questionnés. Ces idées perçues comme évidentes structurent notre manière de penser ce qu'est, par exemple, un «vrai repas».
Selon la théorie des représentations sociales, agir sur les éléments les plus visibles et les plus partagés permet de modifier en profondeur les ancrages collectifs.
En tant que modèle normatif à forte valeur symbolique, le repas gastronomique constitue donc un levier stratégique. En transformant ce moment d'exception, on peut potentiellement influencer les pratiques du quotidien.
Dès lors, comment végétaliser davantage le menu gastronomique?
Pour répondre à cette question, nous avons analysé les cartes de 43 restaurants aux positionnements divers, allant du fast-food au restaurant gastronomique. Notre étude fait émerger sept stratégies mobilisées au sein de diverses formules de restauration et directement transposables au repas gastronomique.
L'imitation
L'une des approches consiste à supprimer les produits animaux normalement présents dans la recette, par exemple le chili sin carne, ou d'en proposer une version pescétarienne, par exemple le cassoulet de poisson), afin de préserver un visuel proche du plat original.
Le cuisinier peut aussi utiliser des substituts très proches de la viande en apparence. Certaines marques, comme Redefine Meat, développent des «viandes végétales» appelées new meats, déjà implantées dans des chaînes comme Hippopotamus. Sur le site de Redefine Meat, la rubrique «Trouver un restaurant» illustre le déploiement de ces alternatives végétales.
Dans un cadre gastronomique, l'imitation peut prendre des formes plus artisanales, par exemple la création d'un foie gras végétal à partir de produits bruts.
L'expérience
Ici, l'objectif n'est pas de copier la viande, mais de proposer une expérience culinaire végétarienne esthétique et narrative capable de séduire par son originalité et sa mise en scène. Il s'agit, la plupart du temps, d'une stratégie particulièrement prisée des chefs de la restauration gastronomique.
Des établissements comme Culina Hortus ou des recettes comme le célèbre gargouillou de Michel Bras incarnent l'expérience gastronomique végétale, dans une logique d'auteur, artistique, éthique et sensorielle.
La reconversion
Cette stratégie consiste à puiser dans la mémoire culinaire collective, en mobilisant des hors-d'œuvre ou des accompagnements traditionnellement végétariens, comme plats principaux.
On peut par exemple proposer en guise de plat, des ravioles de Royan par essence végétales, une soupe au pistou ou des légumes rôtis.
Dans cette logique de reconversion, il est aussi question d'inverser la proportion de légumes et de viandes dans une recette, comme chez Datil, restaurant étoilé au guide Michelin, où «l'assiette met en valeur le végétal avant tout (fruits et légumes à égalité), agrémenté d'un soupçon de protéines animales».
La coproduction
Cette méthode repose sur des options de personnalisation, laissant au client la liberté de composer lui-même un plat végétarien selon ses préférences. Elle s'appuie sur un besoin de flexibilité et d'adaptation aux mangeurs dits «combinatoires».
Ces derniers naviguent entre différents régimes alimentaires (omnivore, flexitarien, végétarien) et souhaitent ajuster leur choix au gré des occasions. Cette approche est largement développée dans de nombreux modèles de restauration: pizzerias, crêperies, bars à tacos, cafétérias ou chaînes de fast-food comme Subway…
Dans ces formats, les clients peuvent librement sélectionner leurs ingrédients, sans nuire à l'organisation du service.
En restauration gastronomique, on pourrait imaginer un service sur chariot, présentant une sélection d'éléments à combiner soi-même, à l'image du traditionnel plateau de fromages.
La coexistence
Il s'agit d'incorporer des alternatives végétariennes dans un menu traditionnellement carné, sans modifier l'identité globale de la marque ni son positionnement historique.
C'est une approche courante dans des enseignes comme Hard Rock Café, Léon ou La Criée, dans lesquelles les propositions végétariennes existent, mais sont souvent diluées dans la carte.
Elles sont généralement intégrées sans rubrique spécifique ni signalétique particulière, et occupent une place marginale dans l'offre globale. Parfois, ces alternatives ne figurent même pas: le convive peut simplement demander la suppression de la viande ou du poisson dans la recette.
Ce type d'adaptation est également fréquent en restauration gastronomique où les menus sont adaptés selon les régimes des mangeurs.
Mais, selon un constat empirique issu de nos observations de terrain, cette pratique reste souvent insatisfaisante. De nombreux végétariens font état de leur frustration lorsqu'on leur sert uniquement les accompagnements des plats carnés, aboutissant à des assiettes peu équilibrées et perçues comme une solution de second choix.
L'engagement
Cette stratégie consiste à faire du végétal un pilier identitaire de la marque, en l'affichant comme une preuve d'engagement éthique.
Ici, le végétal n'est pas une option marginale: il devient une valeur centrale revendiquée. L'enseigne s'adresse directement aux mangeurs militants, soucieux de l'environnement, de leur santé et du bien-être animal. Il s'agit d'une rupture assumée, marquant une position forte en matière de responsabilité sociale.
Des enseignes comme Cojean illustrent bien cette approche, avec plus de 60% de leur carte consacrée à des plats végétariens ou végétaliens. On retrouve également des propositions engagées chez Paul, qui communique sur le développement d'une offre végétale.
Certains restaurants gastronomiques se positionnent aujourd'hui avec cette stratégie, comme Culina Hortus ou encore Racines.
L'importation
«Importer» consiste à proposer une expérience gastronomique complète, codifiée et légitime, mais issue d'une autre culture que la tradition occidentale. Plutôt que de transformer les plats habituels, elle s'appuie sur des cuisines où la place du végétal est historiquement centrale et socialement valorisée.
On retrouve cette approche dans les thalis indiens, les bibimbaps coréens, la cuisine macrobiotique japonaise ou encore les mezzés méditerranéens. Ces modèles offrent des repas complets, structurés et socialement reconnus, sans que la viande en soit nécessairement l'élément principal.
Ils permettent finalement de déléguer la légitimité à une culture alimentaire valorisée, et d'éviter aux mangeurs une dissonance cognitive.
En restauration gastronomique, ces plats importés peuvent être sublimés et laisser libre cours à la créativité des chefs.
Des stratégies complémentaires
Ces sept stratégies ne s'excluent pas: elles peuvent coexister et se combiner au sein d'une même offre, d'un même restaurant, voire d'un même repas gastronomique.
L'imitation, l'expérience, la reconversion, la coproduction, la coexistence, l'engagement et l'importation ne sont pas des chemins parallèles, mais des leviers complémentaires que les chefs et les restaurateurs peuvent mobiliser avec créativité et cohérence.
En mélangeant ces approches, il devient possible d'ancrer progressivement de nouvelles représentations sociales, de végétaliser les pratiques sans brusquer les traditions, et surtout de transmettre aux jeunes générations une autre façon de penser le «vrai bon repas».
Au-delà des enjeux culturels et environnementaux, la dimension économique mérite aussi d'être soulignée. Pour les chefs engagés, l'offre végétale peut devenir un signe distinctif et renforcer leur image auprès d'un public soucieux d'éthique, de nutrition et d'environnement. Pour les grandes enseignes, elle représente un levier de différenciation commerciale et un moyen d'attirer une clientèle plus large.
Enfin, dans un contexte où la viande reste coûteuse, la rentabilité des plats peut être améliorée sans perte de qualité, grâce à l'acte culinaire du chef, qui mobilise son savoir-faire pour valoriser les ingrédients végétaux. Dans les écoles hôtelières, inspecteurs, proviseurs et enseignants, sensibles à la végétalisation, conduisent déjà des actions de formation, organisent des événements et réforment les programmes pour accompagner cette transition.
Par Bruno Cardinale (Maître de conférences et chercheur en marketing, Université Le Havre Normandie)
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Cet article est issu du site The Conversation