«L’Automobile de Bécassine»: quand la bande dessinée prend le volant information fournie par The Conversation 31/10/2025 à 08:30
Il y a presque cent ans, l'automobile faisait tellement rêver que les aventures de Bécassine y consacraient un album. Que disait cette fascination pour la voiture? Au-delà, quelle place l'automobile occupe-t-elle dans la bande dessinée?
Les salons automobiles sont depuis plus d'un siècle les vitrines du progrès technique et des rêves de mobilité. Mais bien avant les véhicules électriques, connectés et autonomes, une figure inattendue avait déjà pris place au volant: Bécassine.
Dans l'album intitulé l'Automobile de Bécassine (1927), la célèbre domestique bretonne conduit une Excelsior, marque belge prestigieuse aujourd'hui disparue. De cette façon, les auteurs, Caumery et Pinchon, offrent un témoignage singulier de la fascination de cette époque pour l'automobile et de l'inscription de ce symbole de modernité au cœur des représentations sociales.
Une héroïne populaire face à la modernité
Née en 1905 dans la Semaine de Suzette, Bécassine est une héroïne comique, souvent caricaturée pour ses maladresses et son langage naïf. Or, ses aventures la placent sans cesse face aux innovations techniques de son temps. Elle découvre le gaz, le téléphone, l'aviation… autant de signes d'un monde en transformation. Pendant la Grande Guerre, la série la montre mobilisée, symbole de l'élargissement du rôle des femmes et de leur engagement durant le conflit.
Le 6 janvier 1927, c'est l'automobile qui est au cœur de la nouvelle aventure de la célèbre Bretonne. La France des années 1920, marquée par les «Années folles», associe la voiture à la vitesse, au luxe et à la distinction sociale. Voir Bécassine, figure d'origine modeste, entrer dans une salle d'exposition Excelsior et s'installer dans un véhicule prestigieux crée un contraste à la fois comique et révélateur. D'un côté, la naïveté de l'héroïne amuse; de l'autre, le lecteur est invité à partager son émerveillement.
Un beau joujou
La voiture est alors perçue comme un «beau joujou», pour reprendre les termes de l'album, un objet de rêve encore réservé à une élite. Cette dimension sociale est renforcée par la situation de la marquise de Grand-Air, maîtresse de Bécassine, contrainte par des difficultés financières de se séparer de sa propre automobile et de son chauffeur.
L'accès de Bécassine à la voiture passe alors par un détour inattendu: elle remporte le gros lot d'un concours organisé par la Société des confitures Dilecta, fondé sur un lâcher de ballons. Le procédé renvoie aux jeux concours promotionnels des années 1920. En remportant l'automobile (une Torpedo 10 CV de couleur jaune), Bécassine en devient la conductrice et rend ainsi de nouveau possible à sa maîtresse l'usage de la voiture.
Cette bande dessinée a aussi une portée symbolique. Tandis que les femmes n'obtiendront le droit de vote en France qu'en 1944, elles ont eu accès très tôt à la conduite automobile. En 1898, la duchesse d'Uzès est d'ailleurs la première femme à obtenir le certificat de capacité (l'équivalent de l'actuel permis de conduire) et devient dans la foulée la première conductrice verbalisée pour excès de vitesse à… 15 km/h.
Mais dans les faits, la conduite restait dominée par les hommes et les femmes au volant demeuraient rares. En représentant Bécassine conductrice, l'album projette une image d'émancipation féminine.
Quand la bande dessinée flirte avec la publicité
Ce qui frappe dans l'Automobile de Bécassine , c'est la mention explicite d'une marque réelle: Excelsior , constructeur belge, actif de 1903 à 1929. Était-ce de la publicité déguisée ou plus précisément une forme de «placement produit»? Rien ne permet a priori de l'affirmer. Ce que l'on peut dire, en revanche, c'est que le recours à une marque connue confère au récit une vraisemblance accrue. Il semble a minima s'agir ici d'une forme de réalisme référentiel permettant de donner à une fiction une texture de vérité en s'appuyant sur des objets, des marques et/ou des lieux existants.
Dans le cas de la poupée Bleuette, également mentionnée dans l'album, la dimension commerciale est, cette fois, explicite. Il faut savoir que Bleuette est commercialisée par l'éditeur Gautier-Languereau et vendue aux lectrices de la Semaine de Suzette . Sa présence relève donc d'une véritable stratégie de promotion croisée: la bande dessinée valorise un objet que les enfants pouvaient se voir offrir et la référence à la poupée, en retour, prolonge l'univers de Bécassine dans le quotidien de ses jeunes lectrices.
De l'Excelsior à la Fiat 509: l'automobile, héroïne (et anti-héroïne) de la bédé
Revenons à l'automobile: d'autres grandes séries lui ont très vite accordé une place de choix, en l'intégrant comme accessoire narratif, symbole ou même moteur de l'action. Hergé peuple Tintin de voitures inspirées de modèles réels: on trouve par exemple la Ford T dans Tintin au Congo (1931) ou bien encore la Lincoln Torpedo dans les Cigares du pharaon (1934). La présence de ces véhicules traduit l'esprit d'aventure et l'ancrage contemporain des albums de Tintin. Plus tard, dans l'album intitulé la Corne de rhinocéros (1955), Spirou et Fantasio ont le privilège de découvrir la Turbotraction, bolide au design futuriste, incarnant l'enthousiasme technologique de l'après-guerre.
Avec Michel Vaillant, Jean Graton franchit un cap: l'automobile n'est plus un accessoire, mais l'objet central du récit, donnant lieu à un univers entier de courses et de compétitions. Dans une veine plus populaire, -Bibi Fricotin_ illustre cette appropriation enthousiaste. En particulier, l'album Bibi Fricotin, as du volant (1960) montre combien la voiture devient un espace d'aventure, reflet de sa démocratisation croissante.
À côté de ces représentations héroïques, la bédé a également proposé des incursions comiques. Dans Tintin, la mythique 2 CV des Dupond et Dupont devient elle-même source de burlesque, ses déboires mécaniques faisant écho aux bévues de ses propriétaires. Franquin, avec Gaston Lagaffe, tourne également le mythe automobile en dérision: la vieille Fiat 509 rafistolée et polluante devient l'anti-bolide par excellence, dénonçant par l'absurde la civilisation automobile. Ironie de l'histoire, Fiat rendra hommage à Lagaffe en publiant en 1977 un album promotionnel intitulé «La fantastica FIAT 509 di Gaston Lagaffe», preuve, s'il en fallait, que même la satire peut être récupérée par le marketing.
De l'Excelsior luxueuse de Bécassine à la guimbarde comique de Gaston, en passant par les bolides de Tintin et de Spirou, la bande dessinée met en scène toutes les facettes de notre rapport à la voiture : fascination, appropriation, démocratisation et critique.
L'automobile, d'hier à aujourd'hui: entre innovation et récit
Aujourd'hui, les salons consacrés à l'automobile mettent en avant les enjeux de transition vers l'électrique, les mobilités partagées et connectées. Les aventures de Bécassine rappellent que, dès son apparition, l'automobile a été bien plus qu'un outil de transport: elle a été un objet culturel et symbolique.
L'Excelsior fascinait comme un bijou mécanique; les concept-cars ou Tesla d'aujourd'hui suscitent une curiosité semblable. Ce parallèle souligne une constante: l'innovation ne se diffuse jamais seule, elle doit être racontée, mise en scène, appropriée. Depuis ses débuts, l'automobile s'accompagne d'un imaginaire qui dépasse la seule prouesse technique.
Raconter, c'est donner à la voiture une histoire, un usage, une promesse: celle de la vitesse, de la liberté ou du confort. Mettre en scène, c'est lui offrir un cadre visible (un salon automobile, une publicité, une bande dessinée) qui transforme la machine en spectacle, en expérience esthétique et sociale. Enfin, s'approprier, c'est permettre à chacun de relier cet objet à sa propre existence, à ses rêves ou à ses valeurs.
Comme les automobiles d'exposition d'aujourd'hui, l'Excelsior de Bécassine ne relevait pas seulement du progrès mécanique: elle participait d'un imaginaire collectif, d'une mise en récit de la modernité où la technique devient le miroir de son époque.
Par Sophie Renault (Professeur des Universités en Sciences de Gestion et du Management, Université d'Orléans)
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