Nigeria, le laboratoire africain de la crypto
information fournie par The Big Whale 03/10/2025 à 11:48

cryptomonnaies-4devises (Crédits: Pexels - Worldspectrum)

Au Nigeria, la crypto est partout dans les chiffres mais rarement dans le quotidien. Cette enquête exclusive, réalisée sur place, raconte comment elle s'impose entre nécessité, mirages et espoirs

Le Nigeria s'est imposé comme le cœur de l'écosystème crypto africain. Avec 99 % de taux de notoriété selon Consensys (un record mondial) et une deuxième place dans l'Adoption Index de Chainalysis, le pays attire tous les regards. Entre juillet 2023 et juin 2024, il a concentré 47 % de l'activité on-chain de l'Afrique subsaharienne, soit 59 milliards de dollars, dont 72 % en stablecoins.

Mais derrière ces chiffres impressionnants, la réalité est plus complexe. Au Nigeria, la crypto n'est pas d'abord une innovation, mais une réponse aux failles du système financier : transferts internationaux, protection contre l'inflation, alternatives d'épargne. Si l'adoption est massive, la compréhension reste inégale.

Beaucoup découvrent la crypto via WhatsApp ou Telegram, souvent à travers des promesses de gains rapides. L'adoption est réelle, mais elle est guidée par la survie économique plus que par une stratégie réfléchie.

Quand la crypto devient incontournable

L'effondrement du naira explique en grande partie ce basculement. Après une dépréciation de 49 % en 2023 puis de 41 % en 2024, la devise est passée de ₦460 à ₦1 535 pour un dollar en deux ans, soit une perte totale de près de 70 %. Conserver son épargne en monnaie locale revient à s'exposer à une destruction quasi certaine de son pouvoir d'achat. “Je garde moins de 10 % de mon patrimoine en naira. Le reste est en cryptos et en stablecoins”, confie Lucy, une jeune professionnelle.

Cette chute se reflète dans la vie quotidienne : les commerçants affichent leurs prix en naira, mais pensent en dollars. Des nouilles vendues ₦400 une semaine peuvent coûter ₦800 la suivante, justifiées par la baisse de la devise. À cela s'ajoute une inflation galopante, qui a atteint 33 % en mars 2024, et 32 % pour les produits alimentaires, selon le FMI.

Les jeunes générations, plus connectées, comprennent que leur avenir dépend d'alternatives. Mais même pour eux, l'accès n'est pas évident. “Je veux épargner en dollars via la crypto, mais je ne sais pas par où commencer”, reconnaît Emmanuel, étudiant.

La défiance envers le système bancaire renforce cette dynamique. Après la politique de redesign du naira, les pénuries de cash se sont multipliées, tandis que la Banque centrale imposait des plafonds : ₦100 000 (66 dollars) par jour pour les paiements via terminaux, ₦500 000 (333 dollars) par semaine pour les retraits.

“Dès qu'ils estiment qu'un montant n'est pas approprié pour votre compte, ils le bloquent, sans prévenir”, raconte Tola, un jeune nigérian.

Face à des comptes bloqués arbitrairement et des frais imprévus, de nombreux Nigérians migrent vers les néobanques comme Palmpay, Moniepoint ou Kuda, souvent associées à des wallets crypto. L'idée de “devenir sa propre banque” séduit, malgré les risques.

Mais la crypto ne se limite pas à protéger l'épargne : elle offre aussi de nouvelles sources de revenus. Dans un pays où le chômage des jeunes est massif, beaucoup se tournent vers la gestion de communautés, la modération de forums ou le “farming” d'airdrops. Ces activités génèrent entre 1 000 et 4 000 dollars par mois pour certains, dans un pays où le salaire minimum officiel est de 50 dollars.

Pour cette génération, la crypto n'est pas un pari, mais un emploi.

Et la diaspora amplifie le phénomène.

En 2024, les Nigérians de l'étranger ont envoyé 20,9 milliards de dollars de remittances. Les frais traditionnels (en moyenne 7 % pour 200 dollars) rendent les stablecoins bien plus attractifs : instantanés, quasi gratuits et accessibles sur un simple téléphone.

Freelances et travailleurs numériques, souvent payés en stablecoins dollar, utilisent des plateformes P2P comme Binance ou Bybit pour convertir leurs revenus, court-circuitant totalement les banques.

Une adoption limitée aux jeunes qui travaillent pour des entreprises internationales

Malgré des chiffres spectaculaires, la crypto n'est pas un phénomène de masse au Nigeria.

La notoriété est forte, mais l'usage quotidien reste limité. Seule une frange précise s'en empare : une jeunesse connectée, souvent freelance ou employée par des entreprises internationales, qui reçoit ses paiements en stablecoins. Non par militantisme décentralisé, mais parce que c'est le seul moyen fiable de se faire payer et d'échapper à l'effondrement du naira.

Pour la majorité, la complexité technologique reste un obstacle. L'adoption ne survient que lorsqu'il y a une incitation directe. L'exemple le plus frappant est venu en 2024, avec l'explosion des mini-apps Telegram liées au réseau TON : attirés par les promesses d'airdrops, des milliers de Nigérians se sont initiés à la crypto, non pas par conviction mais par opportunisme. Cette logique d'incitations avant l'infrastructure crée des usagers partiels, vulnérables aux arnaques.

Les scandales ont marqué les esprits. En 2022, plusieurs célébrités locales, dont le chanteur Davido, ont lancé des tokens qu'ils ont rapidement liquidés, laissant leurs fans désabusés. La méfiance est encore vive, alimentée par une longue histoire de Ponzi et de régulation hésitante.

Pourtant, des adaptations locales existent. Des systèmes d'épargne traditionnels, les ajo ou esusu, sont désormais transposés sur WhatsApp et Telegram en stablecoins USDT, preuve que la crypto peut s'ancrer dans les usages culturels.

Le Nigeria est donc “crypto-aware” mais pas encore “crypto-ready”. Pour franchir le pas, il faudra renforcer l'éducation, bâtir la confiance et rendre les outils accessibles.

Les développeurs comme relais

Face à ces blocages, une nouvelle génération de bâtisseurs se distingue. Leur approche est pragmatique : résoudre les problèmes du quotidien, réduire les frictions et sécuriser les transactions.

Quand Binance a suspendu le trading en naira, beaucoup ont cru que le marché local allait s'effondrer. Au contraire, des solutions locales ont émergé. Azza, fondée par Tochukwu Okoro, permet de convertir des cryptos en nairas via WhatsApp grâce à un agent IA. Blockradar, Cryptonia ou Paycrest proposent aussi des sorties rapides et sécurisées, adaptées au mobile.

“Le Nigeria reste un terrain porteur pour bâtir de l'infrastructure crypto, malgré les obstacles”, résume Morgan Williams, COO de Blockradar.

Le stablecoin cNGN illustre ce pragmatisme. Conçu par Adedeji Owonibi, il est adossé au naira, garanti 1:1 et disponible sur ethereum , Base ou BSC. Contrairement à l'eNaira, la monnaie numérique de banque centrale (MNBC) qui a échoué, le cNGN a été pensé comme un pont entre banques et crypto, et est déjà listé sur les exchanges régulés Busha et Quidax.

Derrière ces initiatives, le Nigeria connaît une véritable montée en puissance de ses développeurs : ils représentent désormais 3 % des effectifs Web3 mondiaux, selon Hashed Emergent.

Des collectifs comme Web3Bridge, Web3Ladies ou SuperteamNG forment et accompagnent la nouvelle génération. Base, via son programme Incubase, soutient les bâtisseurs ouest-africains avec des financements et un accès à son réseau mondial.

L'écosystème est aussi alimenté par des soutiens internationaux : Solana finance des projets comme Ribh Finance, tandis que des protocoles comme Starknet, Celo ou Algorand multiplient les initiatives locales.

Les défis restent lourds : coupures de courant, Internet instable, climat réglementaire incertain. Mais les bâtisseurs nigérians conçoivent des applications légères adaptées à la 3G et cherchent à sécuriser des licences locales pour inspirer confiance. Leur ambition n'est pas de révolutionner le système, mais de répondre à des besoins immédiats : payer, transférer, épargner.

Construire sur un terrain mouvant

Au Nigeria, la régulation reste un terrain instable, mais elle a beaucoup évolué depuis l'interdiction pure et simple de 2021, quand la Banque centrale (CBN) avait ordonné aux banques de fermer les comptes liés aux cryptos. Loin d'avoir freiné l'adoption, cette mesure a accéléré l'essor des marchés P2P.

Face à l'ampleur du phénomène, les autorités ont changé de cap fin 2023. Sous la pression des fintech locales et des organisations internationales, la CBN a adopté une stratégie “regulate to innovate” : les prestataires (VASPs) pouvaient désormais s'enregistrer s'ils respectaient KYC, traçabilité et règles anti-blanchiment. En 2024, seules deux plateformes, Busha et Quidax, ont obtenu une licence via un programme accéléré.

Le vrai tournant est venu début 2024 avec la réforme de l'Investments and Securities Act (ISA), qui a inscrit pour la première fois les cryptos dans la loi. Classées comme valeurs mobilières, elles sont placées sous le contrôle de la SEC nigériane. Résultat : un impôt de 10 % sur les plus-values, soit le double de celui appliqué aux actions, et jusqu'à dix ans de prison pour les organisateurs de Ponzi.

L'écosystème a réagi en s'adaptant. Busha et Quidax ont fait de la conformité un atout. Blockradar a intégré des outils de reporting réglementaire. Le cNGN a été développé dans des “bacs à sable” supervisés et a obtenu le soutien de plusieurs banques. Certaines plateformes déplacent une partie de leurs services sur WhatsApp ou Telegram pour limiter l'exposition au système bancaire. Des programmes comme Web3Bridge ou Incubase incluent même des modules de formation sur la conformité.

Ce cadre reste imparfait : pour certains, il marque une avancée et promet d'attirer des capitaux sérieux ; pour d'autres, il demeure trop lourd et décourageant. Le Nigeria avance donc de manière hésitante, mais avec une volonté affichée d'encadrer la crypto au lieu de l'ignorer.

Le prix de la participation

Malgré ces efforts, l'expérience utilisateur reste risquée. Pour la plupart des Nigérians, entrer dans la crypto signifie naviguer dans un champ de mines. Les attaques et arnaques sont si fréquentes qu'il est difficile de recommander la crypto comme solution d'épargne.

Le recours au P2P illustre cette ambiguïté. Un travailleur payé en USDC par un employeur étranger confie souvent ses fonds à un revendeur de confiance sur WhatsApp, en priant pour que la transaction aboutisse. La plupart du temps, l'argent arrive rapidement, mais sans garantie.

Les plateformes comme Bybit offrent plus de sécurité grâce à des systèmes de chambre de compensation (Bybit P2P), mais elles sont plus lentes et moins pratiques. Beaucoup choisissent donc la rapidité, au prix d'un risque permanent.

Cette logique de confiance personnelle ouvre la voie aux escroqueries. En 2025, l'affaire “Cbex” a marqué les esprits : cette plateforme promettant du trading crypto basé sur l'IA a attiré 600 000 Nigérians avant de disparaître avec l'équivalent de 840 millions de dollars. La majorité des victimes étaient des adultes convaincus par leur entourage.

À ces risques s'ajoutent les problèmes structurels : Internet instable, applications internationales peu adaptées aux réseaux locaux, blocages arbitraires de comptes bancaires. L'arrestation prolongée d'un cadre de Binance en visite a aussi refroidi tout l'écosystème, poussant certains des meilleurs talents vers Dubaï ou des pays africains plus accueillants.

Dans ces conditions, l'adoption de masse semble hors de portée. Sans sécurité renforcée, sans outils adaptés aux réalités locales et sans effort massif d'éducation, la crypto restera réservée à une minorité prête à vivre avec le risque.

Et maintenant ?

L'avenir de la crypto au Nigeria reste incertain. La régulation demeure floue, la confiance fragile. Mais une conviction tenace anime l'écosystème : il y a ici une énergie et un potentiel qu'il serait dommage de laisser filer.

Le futur ne passera sans doute pas par des ruptures soudaines, mais par un travail patient : simplifier l'expérience utilisateur, adapter les outils aux réalités locales, protéger les usagers et rendre la technologie plus compréhensible. Pour les Nigérians, il s'agit de dépasser l'idée que “la crypto, c'est de l'argent” et d'y voir une boîte à outils permettant de gagner, envoyer, épargner, construire et participer. Pour les bâtisseurs, cela signifie privilégier l'utilité à la croissance rapide, rester ancrés dans les usages concrets et concevoir avec empathie.

Rien n'est acquis. Les failles structurelles (réseaux défaillants, cadre politique fragile, risques économiques et sociaux) sont bien réelles. Mais l'énergie, le talent et l'urgence le sont tout autant. Le battage médiatique finira par s'estomper. L'espoir, lui, restera. Et, à mesure que les difficultés céderont, des opportunités émergeront grâce à un patient travail d'adaptation.

C'est là que se joue le véritable horizon de la crypto au Nigeria : non pas dans les promesses spectaculaires, mais dans la construction d'outils simples, sûrs et utiles, conçus pour ceux qui en ont le plus besoin.