Les tensions sur les marchés n'ont pas épargné le crédit information fournie par Reuters 10/04/2025 à 16:08
par Naomi Rovnick, Harry Robertson et Sinead Cruise
Les secousses sur les marchés financiers qui ont suivi l'annonce de vastes droits de douane américains dits "réciproques" font craindre une contagion du stress de marché au segment du crédit, dans un contexte de ralentissement économique probable et d'une révision des allocations des investisseurs.
L'écart de taux entre les rendements de la dette risquée et celle des obligations souveraines, une mesure du risque relatif de ces instruments perçu par les investisseurs, a progressé de 100 points de base sur une semaine, son mouvement le plus important depuis la crise des banques régionales américaines de mars 2023.
Ce rebond fait craindre un désinvestissement plus large du segment du crédit de la part d'acteurs de long terme, comme les fonds de pension, et qui n'épargnerait pas la dette d'entreprises solides (dite "investissable", par opposition à la dette "spéculative" plus risquée). Les marchés de la dette d'entreprise cotée représentent 35.000 milliards de dollars (31.500 milliards d'euros), en hausse de 40% depuis 2008, selon des données de l'OCDE.
Les données sur les marchés obligataires sont plus difficiles à obtenir que pour les marchés actions, mais la détérioration du sentiment est indéniable. Un indice mesurant le coût de l'assurance contre le risque de défaut sur la dette des entreprises les plus solides d'Europe a touché un record sur un an et demi mercredi.
Les turbulences financières compliquent par ailleurs l'accès au marché pour les entreprises. L'allemand RWE, dont la dette est notée de qualité "investissable", n'a pas pu réaliser l'émission d'une obligation verte qui aurait dû se dérouler en pleine panique boursière, selon deux sources au fait du dossier. RWE n'a pas souhaité faire de commentaires.
Au Japon, trois entreprises ont reporté l'émission d'un volume total de 100 milliards de yens (620 millions d'euros) de titres, prévue cette semaine.
Certains investisseurs estiment qu'une transmission de ce stress aux marchés de la dette d'entreprise "investissable" n'est qu'une question de temps.
"Sur le crédit, la liquidité s'est asséchée. La liquidité et les volumes échangés commencent par disparaître d'abord sur les marchés des prêts et de la dette 'spéculative' puis ces tensions se constatent sur le crédit 'investissable'", résume Michael Weidner, co-responsable de l'obligataire mondial chez Lazard Asset Management.
PAS - ENCORE - DE CRISE SUR LE CREDIT DE QUALITE
Pour le moment, la plupart des observateurs s'attendent à des tensions plus importantes sur les marchés "spéculatifs", jugés plus sensibles aux impacts d'une récession.
Luke Hickmore, responsable de l'investissement dans le crédit "investissable" chez Aberdeen déclare avoir observé peu de signaux de panique sur le segment de la dette de qualité, tandis que les stratégistes crédit d'UBS remarquent que la situation sur les marchés du crédit n'était "absolument pas celle d'un scénario du pire".
Chris Arcari, responsable des marchés de capitaux chez Hymans Robertson, rappelle que les "écarts de taux étaient très, très faible du fait d'une demande importante pour capter les rendements du crédit".
"Je ne vois pas de contagion mais un réajustement rationnel des niveaux de prix. Ce n'est pas le désastre".
Les flux entrants dans les fonds de crédit "investissable" en dollar aux États-Unis ont atteint des records l'an dernier, selon des données de LSEG Lipper. Pour les fonds de crédit en euro, ces entrées ont touché un plus haut depuis 2019.
Une période durant laquelle ces fonds enregistreraient des sorties, ainsi qu'une vente des titres les plus à risque en cas de guerre commerciale, semble de plus en plus probable, en particulier une fois que les impacts des droits de douane commenceront à se faire jour, selon des analystes.
Michael Nizard, responsable du multi-actif chez Edmond de Rothschild Asset Management, déclare avoir commencé à réduire ses positions en dette "spéculative" fin mars et que les gérants pourraient également commencer à vendre de la dette "investissable" pour renforcer leurs niveaux de liquidité.
"Ces gérants font face à des sorties de clients et ont donc besoin de cash", résume le responsable qui s'attend à un nouvel écartement des rendements du crédit à court terme.
Les défauts sur la dette "investissable" sont toutefois demeurés rares, même durant la pandémie alors que cet évènement représentait "le plus grand coup d'arrêt économique des temps modernes", les deux guerres mondiales exceptées, remarque Luke Hickmore.
Trois titres "spéculatifs" émis récemment ont vu leurs rendements s'écarter de plus de 1.000 points de base par rapport au taux sans risque à mesure que les conditions se détériorent, remarquent les stratégistes de Citi.
Si les rendements "spéculatifs" continuent de s'élargir fortement, les défauts à l'échelle mondiale pourraient bondir de 5% actuellement à 8% dans un an, calcule Sharon Ou, vice-président chez Moody's Ratings.
"La dynamique de marché a changé. Il ne s'agit plus de savoir qui est exposé aux droits de douane ou non, plutôt, il s'agit d'un choc négatif important pour l'ensemble de l'économie, qui concerne tout le monde. Pour autant, avons-nous vu une panique de marché ? Rien en tout cas qui puisse se comparer à celle de 2022", détaille Viktor Hjort, responsable de la recherche crédit chez BNP Paribas.
UN SOUTIEN DES BANQUES CENTRALES ?
Seule la suppression des droits de douane ou une baisse des taux de la banque centrale pourraient protéger les marchés du crédit, selon des investisseurs.
Ross Mayfield, stratégiste chez RW Baird, préfère toujours la dette d'entreprise "investissable", pour laquelle les risques augmentent toutefois. Le retournement spectaculaire de Donald Trump, qui a suspendu mercredi pour 90 jours la mise en place des droits de douane, pourrait même ne pas suffire à restaurer la confiance ébranlée des acteurs économiques face au regain d'incertitudes.
Et même une baisse des taux de la Réserve fédérale (Fed) n'apporterait qu'un répit temporaire aux marchés.
Selon l'OCDE, fin 2024, 63% des volumes de dette "investissable" affichaient des taux d'intérêts inférieurs à ceux du marché, une part qui atteint 74% pour la dette "spéculative", suggérant que les coûts de refinancement sont voués à progresser.
"Dans un environnement stagflationniste lié aux droits de douane, l'équation deviendra plus compliquée pour les entreprises 'investissables' comme 'spéculatives' à mesure que le coût de la dette augmentera", conclut Ross Mayfield.
(Sinead Cruise, Emma-Victoria Farr et Anousha Sakoui, version française Corentin Chappron, édité par Blandine Hénault)