ENQUÊTE-Stellantis-Les dessous de la stratégie de Filosa pour regagner des parts de marché
information fournie par Reuters 11/12/2025 à 08:24

par Giulio Piovaccari, Nora Eckert et Gilles Guillaume

Le nouveau directeur général de Stellantis a choisi de donner la priorité à la croissance des volumes de ventes de véhicules sur les marges bénéficiaires afin de regagner les parts de marché perdues en Amérique du Nord et en Europe et tenter de remettre sur les rails le quatrième constructeur automobile mondial, ont dit à Reuters quatre sources proches du dossier.

Antonio Filosa, au volant du groupe franco-italo-américain depuis juin, a lancé ce qu'une source a décrit comme une opération "salle des urgences" pour réparer certains dégâts laissés par son prédécesseur Carlos Tavares, passé maître dans l'obtention de marges à deux chiffres grâce à un mélange de réductions de coûts et de hausses de prix, mais qui ont fini par provoquer un exode parmi les acheteurs.

Carlos Tavares a été contraint au départ en fin d'année dernière face à un plongeon de 15% des ventes du groupe aux Etats-Unis, où Stellantis réalisait l'essentiel de ses marges, laissant les concessionnaires crouler sous les stocks de véhicules invendus.

L'objectif immédiat d'Antonio Filosa est de réaliser cette année des ventes supérieures aux anticipations prudentes des analystes, ajoute la source. Les premières données publiées suggèrent que cette stratégie commence à porter ses fruits, Stellantis ayant vu ses ventes progresser de 6% en Amérique du Nord au troisième trimestre, première hausse en huit trimestres.

Reuters a parlé en tout à six sources - deux proches du groupe, deux proches du dossier et deux proches de grands actionnaires de Stellantis - toutes sous condition d'anonymat car elles ne sont pas autorisées à évoquer le sujet en public.

Regagner les parts de marché perdues devrait aider à restaurer la crédibilité du groupe auprès de ses clients, de ses investisseurs et de ses concessionnaires, tout en permettant de mieux utiliser des usines parfois en surcapacité dans un contexte marqué par la nécessaire adaptation aux droits de douane américains, à la transition énergétique et à la nouvelle concurrence chinoise.

Sous Filosa, "Stellantis accélère les actions (...) pour corriger les décisions stratégiques et opérationnelles passées", a dit un porte-parole du groupe.

Ce plan d'action a le soutien des principaux actionnaires de Stellantis, ont dit trois des sources.

Parmi les leviers tactiques activés par Antonio Filosa figure un effort auprès des flottes aux Etats-Unis - des ventes aux entreprises généralement à plus faible marge que celles aux particuliers - utilisées historiquement par le secteur pour réduire les stocks et doper les livraisons, selon une source du secteur.

Stellantis a également décidé d'investir dans les modèles Jeep et Ram les plus rentables, et les versions les plus prisées des consommateurs.

"Sous le leadership d'Antonio Filosa, Stellantis accélère les actions lancées en janvier pour corriger les décisions stratégiques et opérationnelles passées", a dit un porte-parole du groupe.

Le directeur général travaille aussi sur un problème à plus long terme que Carlos Tavares lui a laissé en héritage: décider si l'ensemble des 14 marques réunies lors de la fusion PSA-FCA - parmi lesquelles Fiat, Peugeot, Citroën ou Maserati - ont un avenir viable, a dit la première source.

Stellantis abandonnera aussi les ambitieux objectifs de ventes de véhicules électriques de son prédécesseur, le marché américain, priorité numéro un d'Antonio Filosa, prenant "la direction opposée" de l'Europe, selon une autre source.

"Filosa comprend parfaitement ce que l'Amérique du Nord apporte à l'entreprise", ajoute Sam Fiorani, vice-président d'AutoForecast Solutions.

RETOUR AUX FONDAMENTAUX

Né en 2021 de la fusion entre Fiat Chrysler et PSA, Stellantis entendait dominer les technologies automobiles futures dans un monde de plus en plus électrique. Mais pour continuer à délivrer les marges à deux chiffres auxquelles il avait habitué les marchés financiers et les actionnaires du groupe, Carlos Tavares a longtemps eu recours à des baisses de coûts drastiques et à des coupes dans le catalogue, notamment pour des modèles populaires aux Etats-Unis comme la Jeep Cherokee.

Stellantis s'est ainsi retrouvé avec des modèles trop chers pour ses clients, laissant des concurrents comme le Ford Bronco gagner du terrain sur Jeep. La part de marché du groupe aux Etats-Unis est ainsi tombée à 8,2% en 2024, loin des 12,5% affichés en 2020.

Pour corriger le tir, Antonio Filosa a opéré un retour aux fondamentaux, abandonnant des investissements directs dans la conduite autonome, comme l'a rapporté Reuters, ainsi que dans la technologie de pile à combustible à hydrogène.

Cette approche passe aussi par l'abandon de l'engagement de Carlos Tavares de porter à 100% le poids de l'électrique dans les ventes européennes du groupe, et à 50% pour les ventes américaines, à l'horizon 2030.

Stellantis a également déjà réintroduit aux Etats-Unis des modèles populaires comme la Cherokee et le puissant moteur essence huit cylindres "Hemi". D'autres modèles abordables sont également prévus pour tenter de reprendre des parts de marché à des concurrents proposant des véhicules d'entrée de gamme.

"Ils ont fait toute une série de faux pas au cours des années passées", poursuit Sam Fiorani d'AutoForecast. "Ils ont besoin de reconstruire le catalogue (...) de relancer Dodge ou tout autre produit à des prix inférieurs à 30.000 dollars."

Selon une source du groupe, Stellantis est confiant de pouvoir regagner les parts de marché perdues aux Etats-Unis, mais sans fournir d'objectif précis.

Pour Marco Santino, partenaire au cabinet conseil Oliver Wyman, retrouver le niveau de 2021 sur le marché américain est chose faisable.

"C'est un objectif crédible pour l'Amérique du Nord, où le groupe a connu des difficultés (...) mais où sa structure d'ensemble est globalement restée la même."

Antonio Filosa a remanié la direction de Stellantis et promu des cadres italiens et brésiliens de confiance, qu'il connaît depuis ses années chez FCA et Stellantis en Amérique latine. Selon deux sources, il a aussi procédé à des recrutements dans l'encadrement, l'ingénierie et les technologies pour reconstituer des niveaux de direction intermédiaires décimés sous l'ère Tavares.

LES MARGES SACRIFIEES

Les ventes aux flottes d'entreprises, découragées sous la direction précédente, sont désormais utilisées pour regarnir les volumes et les usines, poursuit la source du secteur. Et si leurs marges sont inférieures, ces ventes contribuent à maintenir une visibilité et à améliorer l'utilisation des capacités, "si les choses sont bien faites", ajoute Sam Fiorani.

"Si personne ne conduit un modèle de véhicule en particulier, les acheteurs au détail ne sauront pas qu'il existe sans recours à une publicité coûteuse."

Harry Criswell, concessionnaire américain et président de Criswell Automotive, observe que Stellantis écoute davantage aujourd'hui les distributeurs commerciaux et flottes.

"Ils veulent vendre des voitures", dit-il. "Ils veulent fabriquer (...) des voitures de bien meilleure qualité que ce qu'ils faisaient."

Pour atteindre ce double objectif, Antonio Filosa est prêt à sacrifier les marges tout en investissant dans de meilleurs produits pour prouver que Stellantis est toujours capable de produire des voitures populaires, selon trois des sources.

En octobre, le groupe a annoncé 13 milliards de dollars d'investissements sur le marché américain pour accroître ses ventes et compenser les effets des droits de douane de l'administration Trump.

Les principaux actionnaires de Stellantis — la holding Exor de la famille Agnelli EXOR.AS , celle de la famille Peugeot et l'Etat français via Bpi - savent qu'il faudra des années pour réparer ce qui doit l'être et ne souhaitent pas presser Antonio Filosa sur la profitabilité, du moins pas tout de suite, ont dit trois sources, dont des sources proches des deux premiers actionnaires.

Le mois dernier, le directeur général de Stellantis a indiqué que 6%-8% de marge opérationnelle ajustée constituait "un objectif raisonnable pour le moyen à long terme".

Cette année, cette marge devrait ressortir dans le bas d'une fourchette à un chiffre, et la plupart des analystes n'attendent pas beaucoup plus que 5% en 2027 - contre environ 13% en 2022 et 2023.

La patience des actionnaires ne restera toutefois pas infinie si les marges ne commencent pas à remonter dans le sillage des ventes. Selon une source proche d'un des principaux actionnaires, doper les ventes "est une bonne chose, mais il faut aussi des marges pour financer les investissements futurs".

"UN PLUS UN NE FONT PAS DEUX"

Avant même la création de Stellantis, Carlos Tavares, alors directeur général de PSA, avait prévenu que l'industrie automobile était entrée dans une période "darwinienne" où seuls les groupes et les marques les plus agiles survivraient.

Mais bien qu'il ait entonné ce refrain à de multiples reprises, il ne s'est jamais attaqué à l'imposant portefeuille de marques du groupe.

Le problème est que, contrairement aux Etats-Unis où les marques de Stellantis s'adressent à des clientèles différentes mais partagent les mêmes concessionnaires, en Europe la fusion PSA-FCA a rassemblé des marques dont certains véhicules doublonnent, rendant plus ardue la reconquête des parts de marché, commente Marco Santino d'Oliver Wyman.

"L'objectif est plus dur à atteindre en Europe", dit-il. "Dans ce cas, un plus un ne font pas deux."

Bien que plus allemande, Opel propose des silhouettes assez similaires à celles de Peugeot, tandis que les marques premium DS et Lancia peinent à trouver leur public.

C'est pour cette raison qu'Antonio Filosa a ouvert le chantier sensible consistant à évaluer la viabilité à long terme des 14 marques, a dit une source proche du dossier. Il pourrait aller jusqu'à arrêter certaines d'entre elles, ou les mettre en sommeil, surtout celles qui risquent de se cannibaliser en Europe.

Les prochains mois seront décisifs. Des ventes de fin d'année plus vigoureuses que prévu aux Etats-Unis pourraient permettre à Antonio Filosa de gagner du temps avant de dévoiler sa stratégie à long terme - dont la présentation est prévue désormais d'ici l'été - et de rassurer les investisseurs en montrant que Stellantis n'est pas structurellement en déclin.

"Sont-il arrivés là ils doivent être ? Loin de là", estime Harry Criswell. "Mais je pense qu'ils ont fait des progrès remarquables en un laps de temps très court."

(Giulio Piovaccari à Milan, Nora Eckert à Détroit, avec Gilles Guillaume et Alessandro Parodi à Paris, édité par Blandine Hénault)