Kyiv et les Européens redoutent un accord à leurs dépens après l'entretien Trump-Poutine information fournie par Reuters 13/02/2025 à 18:15
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"Nous n'accepterons pas un accord sans nous", prévient Zelensky
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Les Européens déplorent des concessions américaines
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Le Kremlin "impressionné" par l'attitude de Washington
(Actualisé avec nouvelles déclarations)
par Tom Balmforth et Bart H. Meijer
Kyiv et ses partenaires européens ont fait front commun jeudi pour tenter d'obtenir une place à la table des négociations sur la paix en Ukraine, que le président américain Donald Trump a dit mercredi avoir décidé d'entamer avec son homologue russe Vladimir Poutine.
L'annonce abrupte de Donald Trump a provoqué une onde de choc dans les capitales européennes, d'autant que Washington a d'entrée de jeu fait des concessions considérables à la Russie en excluant une adhésion de l'Ukraine à l'Otan ou encore la restitution des territoires conquis par la Russie depuis 2014.
"En tant que pays souverain, nous ne pourrons tout simplement pas accepter un accord qui se ferait sans nous", a prévenu le président ukrainien Volodimir Zelensky.
"Ce qui est important aujourd'hui, c'est que tout ne se déroule pas selon le plan de Poutine, qui veut tout faire pour obtenir des négociations bilatérales [avec les Etats-Unis]", a-t-il ajouté devant des journalistes.
Kyiv, a affirmé le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov, participera "bien sûr d'une manière ou d'une autre" à des pourparlers de paix mais il existera bel et bien un canal de discussion bilatéral entre les Etats-Unis et la Russie.
"AUCUN ACCORD DANS NOTRE DOS NE FONCTIONNERA"
Pour les Européens, l'enjeu est désormais d'éviter que les Etats-Unis imposent à l'Ukraine une paix aux conditions dictées par Moscou, et de pouvoir peser dans les négociations, l'issue du conflit ayant des répercussions sur leur propre sécurité, en particulier à l'est, en Pologne ou dans les pays baltes.
"Il est clair qu'aucun accord dans notre dos ne fonctionnera. Il faut les Européens, il faut les Ukrainiens", a déclaré la cheffe de la diplomatie européenne, l'Estonienne Kaja Kallas, avant une réunion des ministres de la Défense de l'Otan à Bruxelles. "Pourquoi leur donnons-nous tout ce qu'ils veulent avant même que les négociations aient débuté ?" a-t-elle encore déploré. "C'est de l'apaisement, cela n'a jamais marché."
A son arrivée à Bruxelles, le ministre français des Armées, Sébastien Lecornu, a également mis en garde contre une "paix par la faiblesse" en Ukraine, si les Occidentaux devaient accéder à toutes les revendications de la Russie, au lieu de la "paix par la force" souvent vantée par Donald Trump.
PRÉPARATIFS EN VUE D'UN SOMMET TRUMP-POUTINE
Le président américain et son homologue russe ont discuté pendant plus d'une heure au téléphone mercredi. A l'issue de cet entretien, le président américain a fait savoir qu'il était tombé d'accord avec Vladimir Poutine pour que leurs "équipes respectives entament des négociations immédiatement" sur l'Ukraine. Il en a informé par la suite Volodimir Zelensky.
Il s'agissait du premier échange direct rapporté officiellement entre le président russe et un président américain en exercice depuis un appel téléphonique avec Joe Biden en février 2022, juste avant l'invasion de l'Ukraine.
Donald Trump et Vladimir Poutine sont également convenus de se rencontrer, probablement à Ryad, la capitale saoudienne. Dmitri Peskov a déclaré que des préparatifs en vue d'un sommet pourraient prendre plusieurs semaines à plusieurs mois.
Avant même l'annonce du lancement de négociations, le secrétaire américain à la Défense, Pete Hegseth, a jugé mercredi "irréaliste" que Kyiv récupère les territoires conquis par la Russie depuis l'annexion de la Crimée en 2014 et estimé que l'intégration de l'Ukraine dans l'Otan ne pouvait pas entrer en ligne de compte dans les discussions.
Donald Trump s'est prononcé à plusieurs reprises contre l'entrée de l'Ukraine dans l'Otan et le secrétaire général de l'Alliance atlantique, Mark Rutte, a déclaré jeudi que l'Ukraine "n'avait jamais reçu la promesse d'entrer dans l'Otan dans le cadre d'un plan de paix".
Même si Kyiv n'ignore pas que l'intégration de l'Ukraine dans l'Otan est un objectif sans doute inaccessible à court terme, le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Andrii Sybiha, a estimé dans une interview au Monde qu'il s'agissait de la "meilleure garantie de sécurité" et du "moyen le moins cher pour l'Alliance de garantir sa propre sécurité".
Ces questions auraient dû faire partie des négociations, et non en être écartées d'emblée par les Etats-Unis, a quant à lui regretté le ministre allemand de la Défense, Boris Pistorius.
"LE MEILLEUR NÉGOCIATEUR DE LA PLANÈTE"
Au siège de l'Otan, Pete Hegseth a défendu l'approche unilatérale des États-Unis en affirmant que le monde avait la chance d'avoir en Donald Trump le "meilleur négociateur de la planète". Il a également affirmé que ses propos sur les frontières de 2014 n'étaient pas des concessions à Moscou mais un simple constat des réalités sur le terrain.
Le Kremlin s'est dit pour sa part "impressionné" par la position de Washington. "Il y a une volonté politique, qui a été soulignée lors de l'entretien d'hier, de conduire un dialogue en vue d'un règlement", a déclaré Dmitri Peskov.
Interrogée sur la participation éventuelle de pays européens aux pourparlers de paix, la porte-parole de la Maison Blanche, Karoline Leavitt, a déclaré mercredi qu'elle n'en avait pour le moment aucun à citer.
Selon une source diplomatique, les ministres européens sont convenus d'entamer un "dialogue franc et exigeant" avec les responsables américains lors de la conférence de Munich sur la sécurité qui s'ouvre vendredi.
Andrii Sybiha a dit jeudi s'être entretenu pour la première fois avec le secrétaire d'Etat américain Marco Rubio, attendu en Bavière, "sur les moyens de faire progresser un partenariat stratégique d'intérêt mutuel entre l'Ukraine et les Etats-Unis".
Les dirigeants européens entendent faire valoir à leurs homologues américains qu'ils ne peuvent pas attendre d'eux qu'ils fournissent des garanties de sécurité pour permettre la conclusion d'un accord de paix, ce qui pourrait passer par le déploiement de troupes européennes en Ukraine, sans les laisser participer aux négociations. Pete Hegseth a exclu l'envoi de troupes américaines sur le territoire ukrainien.
A Kyiv, la perspective de pourparlers de paix sur l'Ukraine a reçu des réactions mitigées.
"On dirait vraiment qu'ils veulent la capitulation de l'Ukraine, parce que je ne vois aucun avantage pour notre pays, ni dans les négociations ni dans le discours de Trump", a déclaré Miroslava Lesko, une habitante de la capitale ukrainienne âgée de 28 ans.
D'autres, lassés par trois ans de conflit, se sont dits prêts à des sacrifices, ne cachant pas leur frustration face à la politique menée par les Etats-Unis sous la présidence de Joe Biden, qui a certes fourni des milliards de dollars d'aide militaire mais avec des retards et restrictions dommageables sur le champ de bataille.
"La différence entre Biden et Trump est que Trump dit tout haut ce que Biden pensait et faisait sur l'Ukraine", a déclaré Timofiy Milovanov, président de la Kyiv School of Economics.
(Avec la contribution de Yurii Kovalenko et Dan Peleschuk; version française Tangi Salaün et Jean-Stéphane Brosse, édité par Sophie Louet)