ENQUÊTE-Des fidèles d'Assad oeuvrent à déstabiliser le nouveau régime syrien depuis la Russie
information fournie par Reuters 08/12/2025 à 16:31

(Rpt technique avec liens)

par Feras Dalatey et Timour Azhari

Des fidèles du président déchu syrien Bachar al Assad, exilés comme lui en Russie, consacrent des millions de dollars à armer et organiser des dizaines de milliers de combattants dans l'espoir de fomenter des soulèvements contre le nouveau gouvernement en Syrie, montre une enquête de Reuters.

Bachar al Assad, renversé par une coalition islamiste il y a un an, s'est résigné à son exil moscovite, affirment quatre personnes proches de sa famille. Mais d'autres membres de son premier cercle, dont son frère Maher, n'acceptent pas la chute de 54 années de dynastie baasiste.

Si Maher al Assad, qui contrôle encore des milliers d'anciens soldats syriens depuis Moscou, n'a pas encore ouvert les vannes financières ou donné d'ordres, selon les quatre personnes proches de la famille, le général de division Kamal Hassan et le milliardaire Rami Makhlouf sont en concurrence pour former des milices armées en Syrie et au Liban.

A coups de millions de dollars, ils s'efforcent de coaliser des membres de la communauté alaouite, groupe ethno-religieux minoritaire en Syrie associé à la famille Assad, a constaté Reuters.

Au total, plus de 50.000 combattants sont financés par les deux hommes et d'autres factions en quête de pouvoir. Les officiers contrôlent notamment un réseau de 14 salles de commandement souterraines construites sur la côte syrienne vers la fin du règne d'Assad, ainsi que des caches d'armes.

Kamal Hassan, ancien chef du renseignement militaire de Bachar al Assad, ne cesse de passer des appels et d'envoyer des messages vocaux à des commandants et conseillers.

Il y évoque notamment sa perte d'influence et décrit sa vision de la manière dont il gouvernerait la Syrie côtière, ancien bastion de la famille Assad où vit la majorité de la minorité alaouite du pays.

Rami Makhlouf, un cousin de Bachar al Assad, a quant à lui utilisé son empire commercial pour financer le président pendant la guerre civile (2011-2024). Dans ses conversations et ses messages, il se présente désormais comme une figure messianique qui reviendra au pouvoir après avoir déclenché une ultime bataille apocalyptique.

Ni Kamal Hassan ni Rami Makhlouf n'ont répondu aux demandes de commentaires dans le cadre de cette enquête. Les frères al Assad n'ont pu être joints.

Selon les investigations de Reuters, Kamal Hassan et Rami Makhlouf, depuis leur exil à Moscou, caressent le projet d'une Syrie durablement divisée où ils domineraient les zones à majorité alaouite.

Les détails de cette entreprise émanent d'entretiens avec 48 personnes ayant une connaissance directe des projets. Toutes ont parlé sous le sceau de l'anonymat. Reuters a également examiné des dossiers financiers, des documents opérationnels et des échanges de messages vocaux et textuels.

DAMAS AU FAIT DES CONSPIRATIONS

Pour contrer ces projets séditieux, le gouvernement intérimaire syrien a fait appel à un ancien allié d'Assad, Khaled al Ahmad.

Cet homme, ami d'enfance du président intérimaire Ahmed al Charaa puis chef paramilitaire sous Bachar al Assad, a changé de camp après avoir été trahi par le président déchu. Il s'efforce désormais, pour le compte du nouveau gouvernement syrien, de convaincre les anciens soldats et civils alaouites que leur avenir réside dans la Syrie post-Assad.

"Il s'agit d'une extension de la lutte pour le pouvoir menée par le régime Assad", explique Annsar Chahhoud, une chercheuse qui a étudié la dictature pendant plus de dix ans. "Cette compétition se poursuit aujourd'hui, mais au lieu de chercher à plaire à Assad, l'objectif est de trouver son remplaçant et de contrôler la communauté alaouite."

Le gouverneur de la région côtière de Tartous, Ahmed al Chami, a déclaré que les nouvelles autorités syriennes avaient connaissance de ces plans et qu'elles étaient prêtes à les déjouer.

"Nous sommes certains qu'ils ne peuvent rien faire d'efficace, étant donné leur manque d'outils solides sur le terrain et leurs faibles capacités", a-t-il dit à Reuters.

Un soulèvement en Syrie, à l'image des affrontements meurtriers en juillet dernier entre druzes et bédouins dans la région de Souweïda (sud), déstabiliserait dangereusement le gouvernement d'Ahmed al Charaa alors que ce dernier oeuvre à reconquérir la confiance des puissances occidentales.

Les perspectives d'un mouvement d'insurrection demeurent ténues à ce stade.

Kamal Hassan et Rami Makhlouf sont en effet en profond désaccord l'un avec l'autre. Leurs espoirs de gagner le soutien de la Russie, autrefois le plus puissant soutien politique et militaire de Bachar al Assad, s'amenuisent. Les alaouites font également part de leur méfiance envers ces deux hommes.

Lors d'entretiens, des proches de Kamal Hassan et Rami Makhlouf ont déclaré que ces derniers étaient conscients que des dizaines de milliers d'alaouites syriens pourraient subir de violentes représailles s'ils mettaient en œuvre leurs plans.

Selon des documents datant de janvier 2025 et consultés par Reuters, les forces d'Assad avaient élaboré des plans pour constituer une force paramilitaire de 5.780 combattants et les approvisionner à partir des salles de commandement souterraines.

Ce projet n'a toutefois pas abouti et les salles de commandement, situées le long d'une ligne de démarcation sur la côte syrienne, sont toujours opérationnelles mais essentiellement inactives, selon deux sources et des photos vues par Reuters.

Ahmed al Chami, le gouverneur de Tartous, a déclaré que le réseau de salles était réel mais qu'il ne représentait qu'un danger limité. "Ces centres ont été considérablement affaiblis depuis la libération", a-t-il déclaré. "Il n'y a pas d'inquiétude à avoir quant à leur existence."

Si beaucoup de hauts responsables militaires et personnalités du gouvernement d'Assad se sont enfuis à l'étranger en décembre 2024, de nombreux commandants de grade intermédiaire sont restés dans le pays. Trouvant refuge dans les régions dominées par les alaouites, ils ont commencé à recruter des combattants, selon un commandant à la retraite impliqué dans l'opération.

ARMAGEDDON

Dans un communiqué, Rami Makhlouf dit avoir été investi d'une mission divine pour aider les Alaouites. "Je suis de retour, et béni soit le retour", peut-on lire dans ce communiqué. Il n'est pas précisé qu'il se trouve à Moscou.

Rami Makhlouf a dominé l'économie syrienne pendant plus de deux décennies, avec des avoirs estimés par le gouvernement britannique à plus d'un milliard de dollars dans des secteurs aussi variés que les télécommunications, la construction et le tourisme. Il a financé des unités de l'armée syrienne et des milices alliées pendant la guerre civile.

Alors que Damas tombait aux mains des rebelles en décembre 2024, Rami Makhlouf trouvait refuge au Liban. Son frère, Ehab, a été abattu à la frontière alors qu'il tentait de fuir avec des millions de dollars en liquide, selon quatre proches de la famille et un douanier ayant une connaissance directe des événements.

Rami Makhlouf vit désormais à l'étage privé d'un luxueux hôtel Radisson à Moscou, sous haute sécurité, d'après neuf collaborateurs et proches.

Selon ses messages Facebook et WhatsApp adressés à ses associés, il estime que Dieu lui a conféré de l'argent et de l'influence pour qu'il puisse jouer un rôle messianique dans une prophétie chiite annonçant Armageddon à Damas, le dernier combat entre forces du Bien et forces du Mal.

Selon son interprétation, l'apocalypse interviendra après la fin du mandat du président américain Donald Trump, début 2029. Il appelle publiquement Ahmed al Charaa "Al Soufiani", le principal méchant de la prophétie, qui meurt lorsqu'une fissure terrestre engloutit son armée.

Par l'intermédiaire d'administrateurs de confiance au Liban, aux Émirats arabes unis et en Russie, Rami Makhlouf transfère de l'argent aux officiers alaouites pour les salaires et l'équipement des milices, selon un gestionnaire financier et des tableaux de recettes et de salaires vus par Reuters.

Les documents montrent que l'argent est acheminé par l'intermédiaire de deux officiers syriens éminents qui ont retrouvé Makhlouf à Moscou, Souhail Hassan et Qahtan Khalil. Tous deux ont affirmé avoir constitué une force totalisant 54.053 combattants volontaires, dont 18.000 officiers, organisés en 80 bataillons et groupés dans les villes de Homs, Hama, Tartous et Lattaquié.

De nombreux militaires du rang recrutés sous le régime d'Assad ont toutefois abandonné leurs postes à la chute de son gouvernement il y a un an.

L'un de ses responsables financiers a déclaré à Reuters que Rami Makhlouf avait dépensé au moins six millions de dollars en salaires.

"SOYEZ PATIENTS"

Kamal Hassan est lui connu pour extorquer de l'argent aux familles des prisonniers, selon un rapport des Nations unies de 2024 sur le système carcéral syrien.

Une enquête de Reuters a révélé cette année que Kamal Hassan a proposé de déplacer une fosse commune contenant des milliers de corps en 2018 dans le désert de Dumeir, à l'extérieur de Damas, afin de dissimuler l'ampleur des atrocités commises par l'administration Assad.

Face à la dislocation de l'armée loyaliste, il s'est d'abord réfugié à l'ambassade des Émirats arabes unis à Damas, puis à l'ambassade de Russie en décembre 2024 pendant près de deux semaines.

Il a fini par s'installer dans une villa de trois étages dans la banlieue de Moscou. Depuis, il a vu Maher al Assad une fois et entretient d'étroits liens avec les protecteurs russes de Bachar al Assad, selon les deux personnes au courant de ses mouvements.

Selon le coordinateur des opérations de Kamal Hassan au Liban, ce dernier a dépensé 1,5 million de dollars depuis mars pour 12.000 combattants en Syrie et au Liban.

"Soyez patients, mon peuple, et ne rendez pas vos armes. Je suis celui qui vous rendra votre dignité", a-t-il déclaré dans un message vocal WhatsApp datant du mois d'avril et semblant s'adresser à des commandants.

Au cours de l'été, Kamal Hassan a également recruté une trentaine de pirates informatiques autrefois affiliés à son service de renseignement militaire, selon un collaborateur à Moscou et l'un des "hackers", un ingénieur informaticien. Ils avaient pour ordre de mener des cyberattaques contre le nouveau gouvernement et d'installer des logiciels espions dans ses systèmes informatiques.

En septembre, des données du gouvernement syrien que l'ingénieur a dit avoir volées étaient en vente sur le "dark web" pour 150 à 500 dollars. Reuters a trouvé en ligne plusieurs des informations qu'il a identifiées, notamment des bases de données contenant des informations sur le personnel des ministères de la Communication et de la Santé.

Un des pirates a déclaré que Kamal Hassan prévoyait une attaque à multiples facettes pour reprendre sa place en Syrie. "Le général Kamal sait que la guerre n'est pas seulement sur le terrain, mais sur tous les fronts", dit-il.

L'AUTRE ASSAD

Maher al Assad, le frère cadet de l'ex-président, pourrait également jouer un rôle clé dans les tentatives de soulèvement.

Celui-ci contrôlait l'unité la plus puissante de l'armée syrienne, la 4e division blindée, qui a acquis un pouvoir et une indépendance financière à la mesure d'un État dans l'État, au point que la division a fait l'objet de sanctions propres de la part des États-Unis, de la Grande-Bretagne et de l'Union européenne.

Un haut commandant de la division, aujourd'hui au Liban, a déclaré que l'empire financier de Maher al Assad restait largement opérationnel, à l'exception de son unité de Captagon, une amphétamine produite illicitement. Selon un homme d'affaires proche de Maher, ses avoirs seraient cachés dans des sociétés écrans à l'intérieur et à l'extérieur de la Syrie.

L'officier a déclaré que si Bachar al Assad se concentre sur sa vie privée et ses affaires personnelles, son frère Maher souhaite toujours avoir de l'influence en Syrie.

Selon le commandant, Maher ne comprend pas comment lui, fils de Hafez al Assad, puisse être contraint de fuir le pays.

"La famille considère Hafez al Assad comme un dieu, et Maher essaie de s'appuyer sur cela, mais il n'a pas bougé jusqu'à présent", relève le commandant.

Deux officiers de la division affirment qu'un grand nombre de ses 25.000 combattants, à l'intérieur et à l'extérieur de la Syrie, considèrent toujours Maher al Assad comme leur commandant et qu'ils attendent ses ordres.

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(Reportage Feras Dalatey et Timour Azhari, version française Etienne Breban, édité par Sophie Louet)