Doliprane : l’État pouvait-il empêcher la vente ?
information fournie par The Conversation 19/11/2024 à 12:00

Doliprane appartient à Opella, la division médicaments grand public de Sanofi. (crédit : Romain Doucelin / Hans Lucas via AFP)

Le Doliprane est le médicament le plus prescrit en France, avec 300 millions de boîtes par an. La cession de son fabricant, filiale de Sanofi , pouvait-elle être évitée ? Le fallait-il ? Si la France et l'Union européenne disposent d'outils de souveraineté, rien ne dit qu'il était judicieux de les mobiliser sur ce dossier.

La vente en cours d'Opella, la filiale de Sanofi responsable de la commercialisation de Doliprane, à un fonds d'investissement américain, a pu susciter de vifs débats. En cause, les risques que cette cession fait courir à notre souveraineté pharmaceutique nationale.

Cette session doit être replacée dans le contexte de la mondialisation qui a engendré des délocalisations. Celles-ci rendent la France dépendante de chaînes de production lointaines, si bien que la souveraineté est aujourd'hui menacée dans plusieurs secteurs stratégiques, dont la pharmacie. Face à ces menaces, la relocalisation sur le territoire national ou européen d'usines de production d'un certain nombre de produits jugés vitaux pour la population apparaît nécessaire.

Assembler ou produire ?

La France ne manque pas d'installations pour fabriquer des médicaments comme Doliprane, mais elle manque encore d'usines pour produire des substances actives. Le paracétamol est ainsi aujourd'hui importé à plus de 85% de régions situées hors de l'Union européenne (UE), principalement de Chine et d'Inde.

Un médicament est en effet composé d'une ou plusieurs substances actives, d'excipients et d'articles de conditionnement. Dans le cas de Doliprane, Opella produit le comprimé, c'est-à-dire assemble le paracétamol (la substance active) et les excipients (comme la povidone), qui assurent la solidité et la stabilité du comprimé.

3 milliards de financements

Les risques de ruptures dans nos chaînes d'approvisionnement ont conduit Emmanuel Macron à décider en juin 2020 de relocaliser la production en France grâce à l'octroi d'aides publiques massives à des entreprises pharmaceutiques.

L'initiative est compatible avec le droit européen qui cherche à « promouvoir la réalisation d'un projet important d'intérêt européen commun (PIIEC) » impliquant plusieurs États membres, soit une politique industrielle européenne active quand le marché s'avère défaillant. Un «PIIEC Santé» a ainsi été lancé par seize États membres, dont la France, en mars 2022, pour «soutenir l'innovation et améliorer la qualité et l'accès aux soins des patients européens». Il apparaît aujourd'hui comme le moyen de concrétiser la stratégie française et européenne de relocalisation de la production de médicaments, et de prévoir des financements significatifs compatibles avec le régime européen des aides d'État (la France a mobilisé, dans le cadre de France 2030, un budget pour la santé de 3 milliards d'euros).

Des aides sans contrepartie ?

D'importantes aides publiques ont été accordées en juin 2021 à l'entreprise Seqens, pour la construction d'une nouvelle usine de production sur son principal site industriel en France, dans l'objectif de produire jusqu'à 10 000 tonnes/an de paracétamol et de le distribuer en France d'ici à 2025. Seqens était détenu par un fonds d'investissement français (Eurazeo) depuis 2016, mais dès décembre 2021, l'entreprise était rachetée par un fonds d'investissement américain, suscitant de nombreuses interrogations eu égard au risque de voir la production de paracétamol à nouveau délocalisée dans un pays tiers et le marché français non approvisionné.

Pourquoi le gouvernement français ne s'est-il pas alors opposé à ce rachat, et ne s'oppose-t-il pas aujourd'hui à celui d'Opella ? Dès 2019, l'UE se dotait d'un mécanisme de filtrage et de contrôle des investissements étrangers directs, qui vise à « contenir » les prises de contrôle de nos « champions nationaux » par des investisseurs de pays tiers. Les États peuvent prendre des mesures visant à autoriser, à soumettre à condition, à interdire voire à annuler l'acquisition de la propriété d'une société résidente sur leur territoire dès lors qu'elle porte atteinte ou risque de porter atteinte à des actifs jugés «stratégiques».

Un équilibre à trouver

En France, le ministre de l'Économie dispose d'un «droit de veto» qui lui permet de ne pas autoriser un rachat dans un secteur sensible. Et même quand il l'autorise, il peut conditionner son autorisation et dispose de moyens depuis la loi Pacte de 2019 de faire respecter les conditions initiales. Il peut retirer son autorisation, enjoindre à l'investisseur étranger de respecter les conditions posées au besoin au moyen d'une astreinte et appliquer des pénalités financières.

L'équilibre à trouver est toutefois délicat entre le fait de chercher à attirer des capitaux internationaux nécessaires à la réindustrialisation du territoire, tout en refusant qu'ils puissent ultérieurement repartir dans le cadre d'une délocalisation. Aussi la solution ne consiste-t-elle pas, systématiquement, dans l'opposition à de tels rachats. Les pistes à exploiter pour les sécuriser dans le cadre d'un partenariat avec le secteur privé (sans lequel la politique de réindustrialisation ne peut pas être menée) sont multiples.

Les marges de manœuvre du minoritaire

Intégrer l'État français au capital de la nouvelle société via Bpifrance notamment est une voie possible. En devenant actionnaire, même minoritaire, l'État prend part à la gouvernance de l'entreprise et entend exercer un certain contrôle sur les engagements que l'investisseur étranger peut avoir été contraint de prendre en matière de relocalisation industrielle. Conditionner l'octroi d'une aide publique à des engagements de non-délocalisation de la production en est une autre, tout comme conditionner l'autorisation du ministre de l'Économie au rachat de l'entreprise à des engagements de l'investisseur étranger en matière de préservation de la pérennité des activités, des capacités industrielles et de recherche et développement sur le territoire français.

Tel semble avoir été le cas avec le rachat de Seqens et celui d'Opella par un fonds d'investissement américain. L'absence d'opposition à ces rachats sensibles témoigne d'engagements trouvés pour assurer la continuité de la fabrication en France du paracétamol par Seqens qui, lié par des contrats d'approvisionnement avec Opella ou UPSA, continuera à les approvisionner pour leur permettre d'assembler en France le Doliprane, pour les besoins du marché français.

Pourquoi Sanofi cède-t-elle Doliprane ?

Sanofi assure de son côté l'avenir du groupe et de la pharmacie française : bien que très populaire, Doliprane est en effet peu rentable. Sanofi entend par cette cession libérer des fonds substantiels pour investir dans des domaines thérapeutiques à plus forte valeur ajoutée, comme l'oncologie ou les maladies rares. Dans cette logique de diversification, l'entreprise a acquis en 2023 Provention Bio pour 2,9 milliards USD et en mai 2024, Inhibrx pour 1,7 milliard USD.

Clotilde Jourdain-Fortier
Professeur en droit international économique - CREDIMI, Université de Bourgogne

Mathieu Guerriaud
Professeur des universités en Droit pharmaceutique et de la santé - CREDIMI, Université de Bourgogne


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