Les livres pour les enfants connaissent bien peu de frontières de genres : garçons et filles ont les mêmes goûts et certains vieux classiques de la littérature de voyage peinent à se faire une place dans le cœur des enfants d’aujourd’hui. (crédit : Adobe Stock / photo générée par IA)
C'est un classique de nos bibliothèques. Le Robinson Crusoë de Daniel Defoe conte les péripéties d'un héros naufragé sur une île déserte qui apprend à vivre en exploitant les ressources de son milieu. Depuis sa parution en 1719, cette histoire a été donnée à lire à des millions d'enfants à travers le monde. La fascination pour l'ailleurs qu'elle a fait naître a entraîné l'écriture de nombreux récits autour de l'évasion, qu'on a appelés des "robinsonnades".
Ces variations littéraires, telles que Le Robinson suisse, ou histoire d'une famille naufragée , de Johann David Wyss, s'attirent les faveurs des enfants du XIXe siècle tout comme un peu plus tard, L'île au trésor de Robert Louis Stevenson, qui ne raconte plus la même histoire cette fois mais préfère utiliser un jeune héros comme narrateur. Jim, quatorze ans, fait le récit de son périple en mer jusqu'à la mystérieuse île avec son lot de pirates sanguinaires, de mutineries et bien sûr, son trésor.
Le Tom Sawyer de Mark Twain fait les quatre cents coups le long des rives du Mississippi et Jules Verne propose son Tour du monde en quatre-vingts jours. Même les concepteurs de manuels scolaires de la IIIe République, désireux d'instiller le goût de la patrie chez les futurs citoyens, se saisissent de cette thématique. Le Tour de la France par deux enfants de G. Bruno se vend à plus de sept millions d'exemplaires jusqu'à la Première Guerre mondiale et continue d'être utilisé en Cours moyen jusque dans les années 1950. Les deux enfants du titre, deux frères, font découvrir des rudiments de morale, d'histoire, de géographie et de sciences aux écoliers grâce à leurs pérégrinations sur les chemins de France.
Personnages : à quand les petites voyageuses ?
Les récits de voyage du passé semblent exclure les filles qui sont confinées à l'espace domestique. Il n'y a pas de filles dans le manuel de G. Bruno, et Les petites filles modèles de la Comtesse de Ségur restent sagement au domaine de Fleurville où elles n'auront droit qu'à un bref récit de voyage vécu par le cousin Paul.
Aujourd'hui pourtant, la littérature jeunesse comble peu à peu ce manque. En 2015, Clémentine Beauvais publie Les petites reines , un roman jeunesse dans lequel trois collégiennes harcelées à l'école se lancent dans un road trip initiatique à vélo depuis leur commune de Bourg-en-Bresse jusqu'à Paris. En 2020, dans L'Incroyable Voyage de Coyote Sunrise , de Dan Gemeinhart, une fillette parcourt les États-Unis en compagnie de son père, à bord de son bus scolaire.
Les études montrent que les livres pour les enfants connaissent bien peu de frontières de genres : garçons et filles ont les mêmes goûts et certains vieux classiques de la littérature de voyage peinent à se faire une place dans le cœur des enfants d'aujourd'hui.
Selon cette même étude réalisée sur un panel de 2000 Américains âgés de 10 à 12 ans et sur une sélection de 27 classiques, Robinson Crusoë arrive avant-dernier dans l'ordre de préférence. Les romans de fantasy ou les histoires d'animaux sont plus porteurs. Pourtant, G. Bruno avait peut-être décelé un potentiel encore exploitable dans le voyage comme support didactique.
Des récits fondés sur l'expérience personnelle
L'étude de la géographie par le biais expérimental est une méthode plébiscitée par les géographes. Dans cet article de Géoconfluences , Caroline Leininger-Frézal et Cédric Daudet évoquent les pratiques de "géographie spontanée", qui se fondent sur l'expérience personnelle de l'apprenant. Les mobilités exceptionnelles liées aux vacances forment un terreau propice à la sédimentation des connaissances géographiques. L'écriture peut intervenir dans ce que ces géographes nomment le stade de "l'implémentation". En racontant ce qu'il a vu, l'élève s'approprie le savoir.
Les grands romanciers l'ont fait. Bien avant d'écrire L'île au trésor, Stevenson, compose ses "juvénilia" : parmi eux, on trouve un journal de voyage que le petit garçon compose entre ses neuf et ses douze ans. Il visite la France, notamment Paris, qu'il décrit avec délectation, et la Côte d'Azur, qui lui inspire son portrait d'un habitant de Menton en costume traditionnel. Il décrit également avec force détails des châteaux écossais et des musées londoniens. Pour devenir romancier pour la jeunesse, Stevenson, s'appuie sur ses talents d'observation cultivés dès l'enfance par ses parents qui l'incitent à écrire ses souvenirs d'excursions touristiques.
Les enfants n'ont pas même besoin de voyager eux-mêmes pour se plonger dans des récits qui mobilisent leurs connaissances du monde et de l'autre. Dans un village anglais au XIXe siècle, Charlotte, Branwell, Emily et Anne Brontë se forgent par écrit un univers fictif sur le continent africain. Si les trois sœurs deviennent célèbres pour des romans comme Jane Eyre (Charlotte) et Les Hauts de Hurlevent (Emily), leurs carrières commencent par l'invention de mondes tels qu'Angria.
Les Brontë élaborent dès dix ans et jusqu'à l'âge adulte un monde pourvu de son propre gouvernement, d'une démographie, et d'un climat qui mélange certes quelque peu la morosité météorologique de leur Yorkshire natal à la chaleur écrasante d'une Afrique fantasmée. Peu importe que les connaissances ne soient pas toujours précises, cela les pousse à s'ouvrir à un vaste monde qui les entoure. Christine Alexander, spécialiste des Brontë, montre dans cet article l'importance que les journaux rapportant les missions d'explorations en Afrique ont eue sur le monde imaginaire de la fratrie.
Ces romanciers en herbe copient leurs histoires dans des cahiers minuscules pour leurs soldats de bois, et au détriment des chercheurs d'aujourd'hui qui peinent à les déchiffrer.
Raconter ses voyages pour se construire
L'un des objectifs du développement est d'atteindre le stade du raisonnement abstrait. Selon Piaget, pionnier de la question, cela se produit durant l'adolescence. Écrire et, a fortiori, écrire le voyage, favorise le développement de la capacité à se figurer ce qui n'est pas et à maîtriser les métaphores.
La jeune Jane Austen, future autrice de romans comme Orgueils et préjugés , emploie des procédés d'exagération pour représenter sa faim gargantuesque d'expérience. À douze ans, elle invente une petite fugueuse qui dévore six glaces et fait des allers-retours en calèche, en proie à une hyperactivité, signe d'une hypercuriosité. L'année suivante, dans un "un voyage aux Pays de Galles", Austen présente deux sœurs voyageant à cloche-pied, chacune chaussée d'une unique pantoufle de soie. Par ces images grotesques, la jeune Austen s'approprie et défie les conventions avec une soif de voyages remuants et curieux.
Si l'enfant est encore au stade des opérations concrètes (sept à douze ans), raconter ses voyages, réels ou imaginaires, lui permettra de se construire des souvenirs, d'amasser des connaissances factuelles comme Stevenson. Si c'est un voyage imaginaire, il développera peut-être un paracosme enfantin, un univers fictif signe de haut potentiel artistique. S'il peut tirer de ses voyages des enseignements sur le monde qui l'entoure comme Austen, cela contribuera à son développement scolaire et personnel.
Les auteurs de récits de voyage ont beaucoup fait voyager la jeunesse, mais c'est peut-être aussi aux jeunes de nous et de se faire voyager.
Par Lauriana Dumont
Doctorante en Langue Littérature et civilisation anglophone, Université Côte d'Azur
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Cet article est issu du site The Conversation