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Diplômé de HEC Paris où il enseigne, Guillaume Dagorret travaille dans un cabinet de conseil international. Avec Thibault de Vésinne-Larüe, vice-président de Voodoo, leader mondial du jeu vidéo mobile, il publie L’esprit ludique du capitalisme (Flammarion, 2025).
LE FIGARO. - Votre essai repose sur une hypothèse insolite : le capitalisme répondrait aux mêmes mécanismes que le jeu, en particulier le jeu vidéo, fondé sur un double principe de répétition et de progression. Comment vous est venue cette intuition ? Pouvez-vous nous l’expliquer ?
Guillaume DAGORRET. - Elle vient tout simplement de notre rencontre ! Thibault baigne dans l’univers du jeu vidéo et moi, je travaille sur les dynamiques du capitalisme au quotidien. En échangeant, on s’est rendu compte d’une analogie frappante entre les deux. Un jeu vidéo repose sur deux piliers : d’un côté, le Core gameplay , c’est-à-dire la répétition d’un ensemble d’actions de base – comme déplacer une pièce dans Tetris ou enchaîner des combos dans un jeu de combat. De l’autre, le Meta gameplay , qui donne sens à cette répétition en offrant une progression continuelle : gagner des points, passer des niveaux, remporter des challenges , etc. C’est ce qui rend le jeu immersif et addictif.
Or, en y regardant de plus près, le capitalisme fonctionne de manière très similaire. Son Core gameplay , c’est l’échange : on vend son temps contre un salaire que l’on utilise pour acheter des biens et services, et ce cycle se répète sans cesse. Mais ce qui donne une direction à tout ça, c’est le Meta gameplay : l’accumulation, l’enrichissement, la progression pécuniaire et sociale. C’est ce parallèle entre le jeu et le capitalisme qui nous a intrigués et poussés à creuser le sujet. Et il nous semble que l’on en tire une définition originale du jeu lui-même.
Selon vous, la pensée économique «orthodoxe» n’a jamais abordé le capitalisme au prisme du jeu, sinon dans un sens très superficiel, anecdotique, différent du vôtre en somme. C’est-à-dire ?
La pensée économique a généralement oscillé entre deux visions du capitalisme. L’orthodoxie le présente comme une évolution nécessaire et inévitable de l’humanité, comme le raconte très bien David Graeber dans son ouvrage Dette : 5000 ans d’histoire . Or, un jeu est contingent : même si certains jeux sont là depuis des millénaires, ils changent de forme et parfois s’éteignent. À l’inverse, les approches critiques le décrivent souvent comme une dérive, une pulsion d’accumulation incontrôlée, voire même une maladie.
Notre approche propose une troisième voie : le capitalisme n’est ni une fatalité inscrite dans l’histoire humaine, ni une pathologie collective. Il est un jeu, c’est-à-dire un Core et un Meta gameplay parmi d’autres possibles. Certains penseurs se sont approchés de cette idée. Veblen, par exemple, décrit le régime de consommation ostentatoire qui caractérise les économies développées comme une compétition où chacun cherche à «marquer des points» en affichant son niveau de vie. Weber et Schumpeter parlent du capitalisme comme d’un «sport» . Même Marx , bien qu’il évite d’appeler le capitalisme un «jeu», sans doute parce que le mot lui semblait trop positif, ne peut s’empêcher d’en reconnaître certains aspects ludiques. Dans une note de bas de page du Capital , il concède d’ailleurs que le capitalisme revêt «la forme du jeu» . Mais nous avons le sentiment que cette lecture du capitalisme comme un jeu, avec Core et Meta gameplay , n’a pas été poussée jusqu’à ses ultimes conséquences. C’est ce que nous essayons de faire dans notre livre.
En quoi votre parti pris permet-il de saisir à nouveaux frais la réalité de notre époque, marquée par un essoufflement manifeste du capitalisme ?
Si l’on accepte l’idée qu’un jeu repose sur deux dimensions – un Core gameplay (la répétition d’actions de base) et un Meta gameplay (le système de progression) –, alors il devient évident que c’est la promesse de progression qui le rend captivant. Sans progression, l’engagement s’effondre. On le voit bien dans le monde du jeu vidéo : quand un produit ne parvient plus à offrir une courbe de progression satisfaisante, les joueurs finissent par le quitter.
Or, c’est exactement ce qui se passe avec le capitalisme dans les pays développés. Son Core gameplay – l’échange, le travail rémunéré, la consommation – est toujours en place. Mais son Meta gameplay – la progression économique et sociale – est en panne. C’est ce que les économistes appellent la «stagnation séculaire», et que nous illustrons dans le livre avec quelques chiffres. Nos grands-parents bénéficiaient d’une croissance d’environ 3% par an, ce qui leur permettait de doubler leur niveau de vie en vingt ans. Pour notre génération, cette croissance tourne autour de 0,5%, ce qui signifie qu’il faudrait 150 ans pour un doublement – en d’autres termes, une échelle de temps qui nous est inaccessible.
À cela s’ajoute une mobilité sociale rigide : la position sociale d’un individu est de plus en plus déterminée par celle de ses parents. Résultat, le jeu du capitalisme perd en attrait, et cette perte de dynamique se reflète dans les enquêtes d’opinion. Il y a trente ans, 60% des Français considéraient le travail comme un élément central de leur vie. Aujourd’hui, ils sont moins de 25%. Plus de 60% des salariés déclarent préférer «gagner moins d’argent pour avoir plus de temps libre», contre moins de 40% quinze ans plus tôt. Autrement dit, le jeu ne les captive plus.
Vous estimez vaines les tentatives contemporaines visant à refonder le capitalisme autour de «valeurs» sociales et environnementales. Pourquoi, si l’on se fie à votre grille de lecture, sont-elles vouées à l’échec ?
Si notre intuition est fondée, alors rien, pas même la lutte contre le réchauffement climatique, ne pourra remplacer le sentiment de progression. On ne joue pas à un jeu pour qu’il soit moralement satisfaisant : on y joue parce qu’il nous procure un sentiment de progression. Cela ne signifie pas que les enjeux sociaux et environnementaux ne sont pas cruciaux. Au contraire, ils sont incontournables. Mais notre analyse est qu’ils influencent peu l’attachement que nous portons (ou non) au capitalisme. Ce qui nous anime quand nous y participons, consciemment ou non, relève avant tout d’une logique ludique.
Avec ce livre, nous avons voulu déplacer le débat. Plutôt que de rester enfermés dans l’opposition établie entre partisans de l’abondance et ceux de la rareté – entre ceux qui pensent que le capitalisme va buter sur les limites physiques de la planète et ceux qui croient en la capacité humaine à toujours repousser ces limites –, notre livre pose une autre question : qu’est-ce qui nous pousse, psychologiquement et spirituellement, à nous immerger dans ce système ? Kafka disait du capitalisme qu’il est à la fois «un état du monde» , une réalité matérielle, et «un état de l’âme» , c’est-à-dire un moteur spirituel. C’est cette seconde dimension dont traite notre livre.
Si le système actuel continue de stagner, un nouveau jeu sollicitant les mêmes ressorts psychiques le remplacera inévitablement, avancez-vous. Comment le retour de la guerre ou le «jeu de la renommée» que vous imaginez pourraient-ils remplir le rôle occupé jusqu’ici par le capitalisme en bout de course ?
C’est la partie la plus spéculative, presque science-fiction , de notre raisonnement ! Si l’on pousse notre logique jusqu’au bout, et que le capitalisme ne parvient pas à restaurer une véritable dynamique de progression, il est légitime de se demander quels autres «jeux» pourraient prendre sa place.
Pour qu’un nouveau jeu remplace le capitalisme à grande échelle, il doit être un jeu total , c’est-à-dire capable de mobiliser les énergies d’une société entière sur des décennies, voire des siècles. Il est peu probable que le football, par exemple, aussi important soit-il, remplisse ces deux critères. Nous avons donc cherché quelles activités humaines reposent sur la même structure fondamentale : un Core gameplay et un Meta gameplay . Deux candidats émergent à nos yeux.
La guerre : son Core gameplay est la destruction, son Meta gameplay est la conquête. N’ayant jamais nous-mêmes participé à ce jeu, nous nous sommes appuyés sur les témoignages d’anciens combattants, notamment La Guerre comme expérience intérieure d’Ernst Jünger, où il décrit le conflit armé comme un système immersif, offrant une sensation de progression infinie, une escalade dans la violence, la puissance et la domination. L’histoire montre que la guerre a souvent structuré des sociétés en manque de dynamique interne.
Le jeu de la renommée : ici, le Core gameplay consiste à produire et publier des expressions de soi (photos, vidéos, déclarations), tandis que le Meta gameplay repose sur l’accumulation de reconnaissance sociale ( likes , commentaires, followers ). Ce phénomène, déjà omniprésent sur les réseaux sociaux, pourrait s’étendre à toujours plus d’aspects de nos vies, comme l’anticipait Debord dans La Société du Spectacle . Pour en saisir les implications, il suffit de regarder la série Black Mirror . Si certains considèrent ce jeu comme une simple extension du capitalisme, nous montrons dans le livre pourquoi il s’agit en réalité d’une dynamique fondamentalement distincte.
Bien sûr, ce ne sont que deux jeux parmi d’autres, et il en existe sûrement plusieurs autres. Quoi qu’il en soit, si le capitalisme ne parvient plus à insuffler une dynamique de progression, notre hypothèse est que d’autres jeux émergeront pour le remplacer. Comme le disait David Graeber, «le cours de l’histoire humaine est sans doute moins immuable et plus riche en possibilités ludiques que nous avons tendance à l’envisager» !
Votre réflexion vise-t-elle à désarmer du même coup une vision de droite et une critique de gauche ? Résumons : la première, immergée dans le jeu capitaliste, n’y voit que sens quand la seconde, se plaçant à l’extérieur, n’y voit qu’absurdité.
Notre approche refuse à la fois l’idée d’un capitalisme inévitable et éternel et celle d’un capitalisme fondamentalement absurde, à abolir à tout prix. D’un côté, ceux qui voient dans le capitalisme un système naturel et nécessaire oublient qu’un jeu, par définition, est contingent : il peut être modifié ou abandonné par ses joueurs. Cette même vision conduit souvent à accuser les nouvelles générations de paresse , en leur reprochant de ne pas s’investir autant que leurs aînés. Mais la vraie question est ailleurs : pourquoi continuer de jouer à un jeu qui ne permet plus de progresser ?
De l’autre, certains critiques du capitalisme souhaitent son abolition, souvent au profit d’un modèle stationnaire, c’est-à-dire d’absence de progression. Or, notre hypothèse dispose que, si le capitalisme a dominé si longtemps, c’est parce qu’il a su canaliser et mobiliser notre énergie ludique. Avant de vouloir en sortir, il faudrait se demander : quelles énergies ludiques risquons-nous de libérer en le remplaçant ?
En résumé, nous rencontrons fréquemment des partisans de la décroissance , qui aspirent à un post-capitalisme stationnaire (un monde sans jeu), ou des défenseurs de la croissance, pour qui la croissance économique est l’alpha et l’oméga de l’histoire humaine. Cependant, il est rare de trouver des positions intermédiaires. Notre livre tente de naviguer au milieu de ces deux courants opposés, sans pour autant essayer de les concilier.
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