L'Ukrainien Bohdan Levchykov, 15 ans, à Balakliia dans la région de Kharkiv (est), le 13 octobre 2025 ( AFP / OLEKSII FILIPPOV )
Ombre de moustache, tignasse ébouriffée et casquette de marque : Bogdan serait l'ado lambda, s'il ne concentrait les malheurs d'une jeune génération ukrainienne marquée par bientôt quatre ans de guerre.
Son père Stanislav, militaire de carrière, est mort le 30 mars 2022 à l'âge de 45 ans en défendant Kharkiv. Epuisée par les épreuves, sa mère Iryna, 50 ans, a été diagnostiquée à l'automne d'un cancer de l'utérus de stade trois.
Bogdan Levtchikov, 15 ans, ne connaît plus personne de son âge dans sa ville de Balakliia (est de l'Ukraine) occupée par l'armée russe de mars à septembre 2022, reconquise par les forces ukrainiennes mais régulièrement sous le feu russe, à 70 km du front.
"Ma mère et moi sommes revenus quelques jours après la libération de la ville et il n'y avait plus d'enfants, aucun magasin ouvert, rien", se souvient-il. La vie n'a repris qu'au compte-gouttes, avec seulement une fraction des 26.000 habitants d'avant-guerre encore sur place - dont beaucoup de personnes âgées.
Les lieux jadis fréquentés par les jeunes sont largement désertés. Le parc à skateboard, les bords de la rivière Balakliia ont été minés par les Russes. Les mines y ont depuis été enlevées "mais la rumeur dit que ce n'est toujours pas sûr d'y aller", explique Bogdan.
L'adolescent suit ses cours exclusivement en ligne. Son quotidien est rythmé par les alertes antiaériennes.
Descendre quatre étages à pied pour se réfugier au sous-sol est au dessus des forces de sa mère. Fils et mère étendent alors un matelas dans la petite entrée de leur appartement, seule pièce un peu protégée car ne donnant pas sur une fenêtre. "Nous nous sommes habitués à nous débrouiller à deux. Nous formons une équipe soudée", sourit Bogdan.
Aucune de ces épreuves ne se lit sur le visage calme de l'adolescent.
L'Ukrainienne Iryna Levchykov, mère de Bohdan, montre une photo de son mari tué en défendant Kharkiv. A Balakliia, le 13 octobre 2025 ( AFP / OLEKSII FILIPPOV )
"Ce n'est pas que Bogdan. Tous les enfants se sont adaptés si vite. Cette génération, je ne sais pas comment la qualifier", observe sa mère, circonspecte.
Elle n'est pas la seule à se poser la question. Près de 24.000 jeunes Ukrainiens de 11 à 17 ans ont été interrogés fin 2023 sous l'égide de l'Organisation mondiale de la santé (OMS).
"La proportion de ceux qui se sentent heureux a chuté de façon significative" après l'invasion russe du 24 février 2022. Mais "les adolescents ukrainiens démontrent un niveau plutôt élevé de capacité à affronter la guerre", relève l'étude.
Selon une autre enquête publiée en août dernier, 34% des enfants citent les examens scolaires comme principale source de stress et 27% seulement les sirènes antiaériennes.
"Ces résultats suggèrent de façon inquiétante que la guerre fait désormais partie du quotidien de nombreux enfants", avance cette étude publiée par le programme ukrainien de santé mentale "Comment allez-vous?" et par l'Unicef, l'agence des Nations Unies pour l'enfance.
- "On va retrouver ta maman" -
L'Ukrainien Bohdan Levchykov, chez lui à Balakliia, dans la région de Kharkiv, le 13 octobre 2025 ( AFP / OLEKSII FILIPPOV )
Près d'un million de jeunes Ukrainiens étudient en ligne, dont 300.000 exclusivement via internet, selon le ministère de l’Éducation, contraints à un confinement sans fin commencé avec le Covid dès mars 2020.
Un isolement particulièrement ressenti dans la région de Kharkiv, la deuxième ville du pays, cible quotidienne d'attaques aériennes, à 40 km de la frontière russe.
Quelques restaurants et cafés restent ouverts jusqu'au couvre-feu de 23 heures. Puis chaque nuit ou presque charrie son lot d'attaques de drones et de missiles. La matinée suivante résonne des travaux des équipes de volontaires qui réparent ce qui peut l'être.
Ecole détruite dans le village de Tsupivka dans la région de Kharkiv, le 1e mars 2023 ( AFP / SERGEY BOBOK )
La région de Kharkiv est celle où le plus d'établissements éducatifs ont été détruits ou endommagés par des frappes russes: 843, soit 20% du total national (4.358), relevait mi-décembre le site gouvernemental saveschools.in.ua.
Sur les réseaux sociaux, le site d'investigation en ligne Bellingcat - avec qui des journalistes de l'AFP à Kiev et à Paris ont collaboré pour cette enquête - a recensé à Kharkiv et ses environs plus de cent frappes russes documentées par des vidéos ou des photos contre des établissements éducatifs ou des lieux de loisirs pour jeunes, ou à proximité immédiate.
Comme ce 22 octobre, quand des enfants en pleurs sont évacués d'une crèche du centre ville. "On va retrouver ta petite maman", assure un secouriste à la fillette qu'il évacue dans la fumée et les débris.
- Écoles souterraines -
L'Ukrainienne Yevenhelina Tuturiko, 14 ans, dans une école souterraine de Kharkiv, le 16 octobre 2025 ( AFP / OLEKSII FILIPPOV )
Ievanguelina Toutouriko, 14 ans, n'avait plus mis les pieds dans une salle de classe depuis le début de l'invasion russe.
Depuis le 1er septembre, elle s'assoit à nouveau aux côtés de ses camarades mais dans une école construite plusieurs mètres sous terre et sans lumière naturelle.
"J'aime beaucoup ça car je peux à nouveau communiquer en vrai avec mes camarades", se réjouit l'adolescente aux longs cheveux, cravate noire défaite sur chemisier blanc.
Une socialisation qu'elle n'avait plus connue depuis un "séjour de répit" organisé par la ville de Lille (nord de la France) en mai dernier. Paradoxe: il aura fallu à Ievanguelina traverser l'Europe pour "rencontrer la plupart de (ses) amis actuels" à Kharkiv, dans un environnement enfin paisible et propice aux amitiés adolescentes.
L'Ukrainienne Yevenhelina Tuturiko, 14 ans, en cours dans une école souterraine de Kharkiv (est), le 16 octobre 2025 ( AFP / OLEKSII FILIPPOV )
Dans l'école visitée par l'AFP, afin que cela profite au plus d'enfants possible, les jours de cours sont divisés en deux demi-journées, l'une en classe, l'autre à la maison devant l'ordinateur. L'établissement, où les parents jouent des coudes pour inscrire leurs rejetons, peut ainsi accueillir 1.400 jeunes, weekends compris.
Construite en un temps record de neuf mois, l'établissement se devine à peine de l'extérieur. Pour y entrer, il faut pousser une lourde porte blindée façon sous-marin.
"L'école a été construite en respectant toutes les normes d'un abri antiradiation (nucléaire). Nous sommes ici probablement dans un des abris les plus sûrs de toute l'Ukraine", relève fièrement sa directrice Natalia Teplova, la cinquantaine.
Au plus fort des combats au début de la guerre dans les faubourgs de la ville, 70% des enfants avaient été mis à l'abri, à l'étranger ou à l'ouest du pays. Ces écoles souterraines ont fait revenir des familles à Kharkiv (1,5 millions d'habitants avant guerre) et une dizaine y seront en activité d'ici la fin de l'année, selon la mairie.
Porte blindée à l'entrée d'une école souterraine de Kharkiv, le 16 octobre 2025 ( AFP / OLEKSII FILIPPOV )
En Ukraine 96 établissements souterrains accueillent des écoliers, le plus souvent près du front et de la frontière russe. Un total de 211 autres bunkers scolaires sont en construction, selon le ministère de l’Éducation.
- "Ne pas vivre dans la peur" -
A Kharkiv, pas de sport à l'école en extérieur, trop exposé. Dans les clubs, c'est plus flou.
Sur un terrain en synthétique, l'entraîneur Oleksandr Androuchtchenko encourage de la voix de jeunes footeux, sous les yeux d'une poignée de parents emmitouflés.
"Toute compétition sportive officielle est interdite dans la région. Mais nous ne sommes pas une structure d'Etat, alors on se débrouille dans notre coin", explique cet ancien combattant.
L'Ukrainien Oleksandr Andrushchenko, entraîneur de foot, coache des jeunes à Kharkiv, le 17 octobre 2025 ( AFP / OLEKSII FILIPPOV )
Les parents "comprennent que leurs enfants ne se sont pas du tout développés (sportivement) depuis les années Covid. Et que c'est mieux pour eux de faire du foot, du judo, de la natation, plutôt que de rester devant leur téléphone", explique M. Androuchtchenko.
Dans l'enceinte de la plus grande piscine de Kharkiv, Aïouna Morozova abonde: "On ne peut pas vivre constamment dans la peur".
L'immense bâtiment à l'austère architecture soviétique a fermé après deux lourdes frappes en mars 2022, puis rouvert en mai 2024. Quand une vitre cède sous l'onde de choc d'un énième bombardement, on la remplace par du contreplaqué ou du plastique.
"L'eau et la natation soignent tout": telle est le credo de Mme Morozova, une des responsables de la piscine. Un espace de soin aquatique a été créé pour les soldats amputés. Quant aux enfants: "D'abord deux ans de Covid, puis quatre ans de guerre, ils deviennent fous", témoigne cette éducatrice de 38 ans.
L'Ukrainienne Aïouna Morozova, une des responsables de la plus grande piscine de Kharkiv (est), le 17 octobre 2025 ( AFP / OLEKSII FILIPPOV )
Chevelure de feu, sourire quasi carnassier, Aïouna porte à merveille son prénom d'origine tatare ("grande ourse"). Mais les blessures de guerre affleurent vite. Dans son cas, plusieurs heures enterrée sous les décombres d'un bâtiment public frappé le 1e mars 2022. "J'en fais encore des cauchemars, j'évite les espaces clos, les ascenseurs. Et oui, j'ai été voir un psychologue."
En Ukraine, les moyens manquent pour mesurer l'impact du conflit sur la jeune génération.
"D'autres pays construisent leur système (de protection de santé mentale) depuis cinquante ans. En raison de notre héritage soviétique, nous sommes les derniers à nous y être mis", explique Oksana Zbitnieva, cheffe du centre de coordination interministériel pour la santé mentale.
"Nous n'avons pas assez de psychologues", reconnaît-elle. Pour y pallier, "130.000 professionnels de santé de première ligne - infirmières, pédiatres, médecins de famille - ont reçu une formation en santé mentale certifiée par l'OMS."
- Automutilation -
Quand l'AFP la rencontre à Khorocheve, au milieu des champs de tournesol, à 15 km au sud de Kharkiv, la psychologue Maryna Doudnyk, 50 ans, vient d'animer pendant trois heures des ateliers pour aider une cinquantaine d'enfants de six à onze ans à exprimer leurs sentiments.
Le brouhaha s'estompe, son équipe range les gilets pare-balles - systématiquement emportés dans la camionnette, sécurité oblige -.
La psychologue ukrainienne Maryna Dudnyk, de l'ONG "Voix des enfants", à Korocheve (région de Kharkiv), le 14 octobre 2025 ( AFP / OLEKSII FILIPPOV )
"Bien sûr que je suis fatiguée. Mais c'est agréable de faire cela pour les enfants. Avec la guerre, nous vivons tous dans le stress et cela a un énorme impact sur l'état émotionnel des jeunes."
En consultation, cette employée de "Voix des enfants", une ONG ukrainienne très active dans le soutien à la jeunesse, diagnostique "beaucoup de peur et d'anxiété chez les enfants". "Les adolescents souffrent d'automutilation, de pensées suicidaires."
S'occuper d'eux fait oublier à Maryna Doudnyk sa propre blessure intime: la fuite de sa ville natale de Marioupol, bombardée puis occupée par l'armée russe. "Nous n'avons plus de chez-nous, rien. Tout a été détruit."
Certains ados choisissent de se blinder.
Illia Issaïev a détesté quand sa famille a d'abord fui la guerre en passant en Russie. Une errance de plusieurs mois qui a renforcé ses convictions ultra-nationalistes. A 18 ans aujourd'hui, physique sec, yeux bleu acier, Illia se présente comme un des responsables de l'organisation radicale "Prava Molod" ("La vraie jeunesse") pour la région de Kharkiv.
L'Ukrainien Illia Issaiev, 18 ans, formateur au maniement de drones militaires, à Kharkiv, le 15 octobre 2025 ( AFP / OLEKSII FILIPPOV )
Nous rencontrons Illia alors qu'il forme un groupe de jeunes hommes au maniement des drones militaires, sa spécialité. Ses moments passés d'"apathie", comme il dit, sont derrière lui: "Les temps difficiles rendent les gens plus forts. Notre période fabrique des gens forts qui vont construire un bon pays", tranche-t-il.
Pas aussi simple pour Kostiantyn Kossik, sous médicaments pour soigner ses tics, malaises et migraines. "C'est à cause de la guerre. Je suis constamment nerveux, sous tension. Cela affecte énormément ma santé", lâche le jeune homme au cheveu ras et à la barbe rousse finement taillée.
Kostiantyn, 18 ans, est originaire du Donetsk, région secouée par des combats dès 2014. Il a grandi à Avdiivka, ville-martyre aujourd'hui en ruines, passée sous contrôle russe après des mois de combats.
"J'ai connu la guerre à l'âge de six ans. Pour un petit garçon, c'était très intéressant. Les chars, les soldats, les armes automatiques. Quand j'ai eu l'âge de comprendre, c'est devenu beaucoup moins drôle". Des semaines dans le sous-sol de sa maison secouée par les explosions, aucun voisin à proximité. "D'un côté cela m'a endurci. Mais j'aurais préféré une enfance normale, avec des amis, de la joie."
- "Continuer à rêver" -
Comme près de quatre millions de personnes déplacées à l'intérieur de l'Ukraine, la famille de Kostiantyn vit d'expédients. Elle loue une maison sans chauffage à Irpin, près de Kiev. La mère passe ses journées à s'occuper de son beau-père, grabataire après une série d'infarctus liés au conflit.
L'Ukrainien Kostiantyn Kosik, 18 ans, à l'Université d'Irpin (dans la région de Kiev) où il étude le droit, le 20 octobre 2025 ( AFP / OLEKSII FILIPPOV )
Kostiantyn est en deuxième année de droit international. "Pour pouvoir protéger les droits humains, en Ukraine et ailleurs dans le monde" espère-t-il, en dépit d'un anglais sommaire. Il est fier d'étudier à l'Université d'Irpin encore endommagée par un missile russe en octobre 2022.
"Les enfants dorment dans des abris antiaériens, ils perdent leurs parents, leurs amis. Et pourtant ils continuent à vivre, à rêver", relève le ministre des Affaires sociales Denys Oulioutine.
Retrouvons Bogdan, l'adolescent de Balakliia. Il joue et échange sur son ordinateur avec "ses nouveaux amis", tous en ligne. Il passe des heures en particulier avec Lana, une jeune fille de son âge avec qui "il s'est découvert beaucoup de points communs". Bogdan nourrit un rêve: "Nous voulons vraiment nous rencontrer avec Lana. J'en ai parlé à ma mère. Peut-être nos parents pourront-ils arranger quelque chose".
Mais Lana habite à Dnipro, à 400 km au sud-est. Un autre monde dans l'Ukraine en guerre. Et Balakliia a subi le 17 novembre deux nouvelles frappes, qui ont tué trois personnes et en ont blessé treize dont quatre enfants. A 300 mètres de l'immeuble de Bogdan et de sa mère.

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