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portrait subtil d’une jeune fille désorientée
information fournie par Le Figaro 08/03/2025 à 07:00

La première bande dessinée de Sixtine Dano explore les mécanismes de la prostitution estudiantine sans tomber dans le voyeurisme ni négliger sa délicate héroïne. Une œuvre remarquable.

Dans Sibylline, chroniques d’une escort girl, le lecteur suit le parcours de Raphaëlle, une étudiante en architecture fraîchement débarquée à Paris. Elle devient escort – une activité qui consiste à accompagner des clients avec, le plus souvent, une relation sexuelle à la clé – par goût de l’aventure... et aussi pour payer le coûteux matériel requis par l’école. « L’escorting apporte une sorte de contrôle, l’accès à de l’argent, une valorisation de son corps », analyse la dessinatrice Sixtine Dano pour Le Figaro .

Son héroïne n’a pas connu de relation amoureuse satisfaisante, a subi une expérience traumatique à l’adolescence et peine à s’accepter, avec une possible anorexie sous-jacente. « Moi aussi, j’ai eu des troubles alimentaires, et j’ai nourri mon personnage de ce mal-être-là. Ce regard déformé, cette dysphorie constante… On va chercher une validation à travers un regard masculin pour savoir si on plaît ou pas », explique l’artiste, qui a grandi en lisant des magazines féminins qu’elle juge aujourd’hui « toxiques ».

Entre récit intime et décryptage sociétal

Dans sa bande dessinée parue fin janvier chez Glénat, Sixtine Dano s’intéresse spécifiquement aux étudiantes utilisatrices des plateformes de rencontres entre sugar daddies – hommes bénéficiant d’un certain confort de vie –, et sugar babies – jeunes filles désireuses de monnayer leur compagnie. « Ces sites web vont user d’un champ lexical du luxe, de la jeunesse… Il y a par exemple des termes comme “jeune fille attractive et célibataire cherche un homme ambitieux établi dans sa carrière”, détaille la dessinatrice. C’est presque présenté comme une relation de mentorat. » Dans les faits, il s’agit bien souvent de prostitution camouflée sous l’appellation chic d’« escorting ».

Fictionnelle mais basée sur des témoignages réels, Sibylline, chroniques d’une escort girl trouve le juste équilibre entre récit intime à portée universelle et décryptage d’un phénomène sociétal, sans surdramatisation des dangers ni jugement envers les escorts ou leurs clients.

Le projet remonte à 2017. Alors qu’elle fréquente les bancs de l’école d’animation des Gobelins, Sixtine Dano voit arriver en France plusieurs sites de mise en relation de sugar daddies et de sugar babies, avec des opérations marketing agressives. « Il y a eu, notamment, un camion publicitaire qui passait devant les universités à Paris, dans le 5e arrondissement, ou à Bruxelles, devant le campus, se souvient-elle. En en parlant autour du moi, je me suis rendu compte que j’avais des amis concernés et que c’était plus commun qu’on ne pensait. »

Au fil des années, l’artiste se renseigne, accumule des informations et interroge sa propre perception du sujet, alors que la vague #MeToo redéfinit mondialement les rapports hommes-femmes. « Entre-temps, j’ai été activiste climat et proche de militantes féministes », ajoute celle dont le court-métrage de fin d’études, Thermostat 6, dénonce le déni du dérèglement climatique. Après avoir envisagé de transformer ses recherches sur la prostitution estudiantine en film d’animation, après avoir collaboré en tant qu’animatrice aux très bons Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary et Sirocco et le Royaume des courants d’air, Sixtine Dano se lance finalement dans la BD, « médium le plus libre et le plus abordable ».

Dépendance émotionnelle et financière

Pour construire son histoire, la scénariste a recueilli les précieux témoignages de six femmes, toutes des amies d’amis. L’une d’elles avait 21 ans au moment de leur rencontre mais avait commencé à se prostituer à 15 ans. « Elle a pleuré au rendez-vous, me disait qu’elle n’arrivait pas à arrêter, qu’elle était dépendante émotionnellement et financièrement des hommes qu’elle voyait » , raconte Sixtine Dano, cependant heureuse d’avoir revu cette personne en meilleure forme, lors d’une récente exposition de ses planches à Paris : « En prenant confiance en elle, en ayant des expériences d’amour saines et en se rendant compte que, dans son travail, elle avait les moyens de réussir – elle a été prise dans un master et a eu son diplôme –, elle a finalement réussi à s’en sortir ».

Un cheminement qui n’est pas sans rappeler celui de l’héroïne de la BD, à laquelle chaque lecteur pourra s’identifier à sa manière. « J’ai même un ami, un homme d’une quarantaine d’années, qui s’est complètement reconnu dans le personnage de Raphaëlle, dans son besoin de reconnaissance », s’étonne l’artiste.

Outre Raphaëlle et Leïla, sa camarade de classe qui considère bien différemment l’activité d’escort, Sixtine Dano a fait le choix judicieux de présenter plusieurs profils de clients, sans angélisme ni diabolisation outrancière : un jeune homme souffrant de misère émotionnelle, un mâle agressif souhaitant filmer le rendez-vous sans consentement... et même un beau gosse pour qui « l’argent sert de contrat à un échange égalitaire et équilibré » dans « un cadre non émotionnel », car « l’amour est un mauvais investissement ».

Ce dernier personnage s’inspire d’un sugar daddy franco-américain rencontré par la dessinatrice : « Il a une vision très “ubérisée” du sexe, qui est beaucoup plus décomplexé aux États-Unis ». Pas de leçon de morale, donc, seulement des parcours de vie différents et du grain à moudre pour réfléchir au rôle de l’escorting dans notre société, aux injonctions que nous subissons et à nos façons de nous connecter à autrui.

Un autre regard sur le corps féminin

Côté dessin, la représentation des corps dénudés et des relations sexuelles s’avère particulièrement soignée. « J’ai vraiment essayé de toujours traiter Raphaëlle sans voyeurisme, avec de l’élégance et de la douceur, que sa nudité ne soit jamais gratuite, assure Sixtine Dano. C’est pour ça qu’il y a une scène, au milieu de la BD, où elle enchaîne des rendez-vous mais où on ne la voit jamais nue. C’est une métaphore avec une sorte de cabaret : on est un peu dans sa tête, dans son fantasme... Il s’agit d’une astuce de mise en scène pour ne pas montrer des scènes de sexe et aborder cela avec une sorte de female gaze. Le moment où l’on s’épanche plus, c’est quand Raphaëlle prend vraiment du plaisir et que ça finit en apothéose sur une double page qui montre un orgasme. Là, on la voit nue, mais c’est très léger, avec une seule ligne. C’est du sexe consenti et joyeux. »

Pour la dessinatrice, tenter de poser un regard féminin s ur l’acte charnel n’est pas anodin. « Je me suis rendu compte que j’étais très imprégnée d’une vision masculine sur le corps féminin issue du cinéma, de l’illustration, de la BD et du modèle vivant. J’adore dessiner des corps féminins, j’ai appris à dessiner comme ça et, en même temps, sans le questionner, ça peut tourner à un épanchement de sexualisation de personnages, une sorte de “glamourisation” qui peut être vraiment malvenue dans des récits, surtout quand on parle de sexe pas consenti, violent ou tarifé… C’est vraiment ce que j’ai voulu éviter et c’est ce que beaucoup de films de la pop culture n’ont pas réussi à faire, notamment ceux réalisés par des hommes. »

Pinceau, encre et fusain

Le choix du noir et blanc, s’il semble relever de l’évidence, est d’abord pragmatique. « J’ai fait des tests en couleurs mais j’avais envie de faire la bande dessinée à la main, avec du papier et du crayon, or j’avais du mal à trouver un style traditionnel efficace et rapide en couleurs , confie Sixtine Dano. J’ai lu un jour L’Entrevue de Manuele Fior, que j’ai vraiment adorée. Quand j’ai vu les outils qu’il utilisait, je me suis dit : “Ça, je me sens capable de le faire sur beaucoup de pages et je trouve que ça correspond vraiment à l’ambiance qu’il pourrait y avoir dans ma BD” ». Son choix se portera ainsi sur un pinceau très fin et de l’encre de Chine pour le trait. Le fusain, doux et « énigmatique », servira à créer les ombres et les lumières, avec du papier adhésif pour garder certaines zones blanches, comme les écrans. Le story-board, quant à lui, a été conçu sur tablette, imprimé puis décalqué. Dans la dernière ligne droite, le numérique a aussi permis d’équilibrer les niveaux de gris et de corriger certains « visages un peu ratés ».

Les planches originales restent très proches du rendu final de la bande dessinée. Celle illustrant Raphaëlle dans l’ascenseur a d’ailleurs été vendue 2 100 euros lors du dernier festival d’Angoulême : « C’est énorme pour un premier album et pour un artiste qui n’a pas encore de cote ! J’étais super émue de voir les offres qui montaient », sourit la dessinatrice. Elle a d’ores et déjà été approchée pour des projets d’adaptation en long-métrage de Sibylline. En attendant, il est déjà possible d’admirer la bande-annonce de la BD, produite par Les Monstres et réalisée par Sixtine Dano elle-même.

Sibylline, chroniques d’une escort girl, de Sixtine Dano, Glénat, 264 pages, 22,50 euros.

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