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Entre Europe et Afrique, le difficile parcours d'un Malien sous OQTF
information fournie par Reuters 09/04/2025 à 10:00

par Sofia Christensen, Juliette Jabkhiro et Layli Foroudi

BAMAKO/MONTREUIL, Seine-Saint-Denis, 9 avril (Reuters) - D epuis la nouvelle loi sur l'immigration votée en 2024, des centaines de ressortissants étrangers autrefois protégés parce qu'ils avaient grandi en France risquent l'éloignement, certains parce qu'anciennement condamnés par la justice, même s'ils ont tenté de reconstruire leur vie.

A l'image de Moussa Sacko, qui a passé au Mali la journée de son dernier anniversaire, en décembre, alors qu'il avait fêté le précédent en compagnie de ses amis à Paris, sur les Champs-Elysées. Depuis son départ forcé de l'Hexagone en juillet dernier, il ne les a plus revus.

Né au Mali, Moussa Sacko est arrivé très jeune en France, pour se faire soigner d'une affection chronique à l'oeil. Il a passé la plus grande partie de sa vie à Montreuil, en banlieue parisienne.

"Pour l'instant (…) je suis à l’extérieur. Je suis dans une bulle. Je ne suis ni en Europe, ni en Afrique", confie-t-il à Bamako, la capitale malienne, où il partage une chambre avec un cousin.

Reuters a interrogé une quarantaine de personnes, dont cinq affectées par les conséquences de la nouvelle loi, ainsi que des avocats et défenseurs des droits, pour analyser l'impact de la réforme adoptée l'an dernier par le Parlement.

Au total, Reuters a examiné 12 cas d'individus éloignés ou risquant de l'être, la plupart en raison de délits pour lesquels ils ont été condamnés et ont purgé leur peine.

Leurs avocats dénoncent une application trop zélée de la loi.

Certaines décisions des tribunaux ont pointé le risque de non-conformité de ces dispositions avec l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme sur le droit au respect de la vie privée et familiale.

ARTICLE 8

Sollicité pour des commentaires, le ministère de l'Intérieur n'a pas donné suite.

Il s'agit "de définir ce que nous souhaitons comme type d’immigration", avait déclaré Gérald Darmanin, alors locataire de la place Beauvau, lors d'une conférence de presse en février 2023.

Selon des sondages, l'opinion publique est majoritairement favorable à cette réforme, en partie censurée par le Conseil constitutionnel avant d'être promulguée le 26 janvier 2024.

Les nouvelles règles concernant les expulsions ont été maintenues. Elles lèvent les protections à l’éloignement dont bénéficiaient certaines catégories d’étrangers comme ceux arrivés en France avant l'âge de 13 ans ou ceux qui ont des enfants, un conjoint ou une conjointe français.

Les cas examinés par Reuters concernent des individus éloignés ou menacés de l'être vers le Mali, l'Algérie, le Maroc et la Côte d'Ivoire. Huit sont arrivés en France avant l'âge de 13 ans. Trois ont des enfants français sans posséder la nationalité française et l'un est marié à une Française.

Dans deux cas, les juges ont annulé l'éloignement en s'appuyant sur l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme. Dans l'un de ces cas de figure, l'ordre d'éloignement a été invalidé alors que la personne avait déjà quitté le territoire.

"MENACE POUR L'ORDRE PUBLIC"

Le gouvernement assure que tous ces individus représentaient une menace pour l'ordre public, une notion juridique élastique réservée auparavant aux criminels endurcis mais de plus en plus souvent invoquée aujourd'hui, d'après douze avocats interrogés par Reuters.

"Pendant un certain temps, cette menace à l'ordre public, c'était du terrorisme, du grand banditisme, et petit à petit, on va être sur des faits un peu de droit commun qui sont souvent liés à la précarité des personnes étrangères en réalité," déplore l'avocate Morgane Belotti.

Dans quatre cas de figure, les autorités ont délivré une obligation de quitter le territoire lors de rendez-vous avec l'administration.

"Il va y avoir une réduction du nombre de personnes qui vont oser demander un titre de séjour par peur justement que ça aboutisse à une procédure d’éloignement et un placement en rétention", prévient Mélanie Louis, de la Cimade, association de solidarité avec les migrants.

Selon les statistiques du ministère de l'Intérieur, les éloignements forcés ont augmenté de 27% en 2024, à environ 22.000. Le ministère dit ne pas disposer de données concernant l'impact de la législation sur les étrangers arrivés en France avant 13 ans.

La Cimade est venue en aide l'an dernier à 191 personnes au centre de rétention administration du Mesnil-Amelot, près de l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle, qui auraient bénéficié précédemment de protections contre l'éloignement.

Sur ces 191 individus, 35 ont été expulsés et 24 relâchés après l'annulation de leur ordre d'éloignement par les tribunaux.

Plusieurs gouvernements européens s'irritent du recours à l'article 8 par la justice pour bloquer les expulsions.

Gerrie Lodder, professeure de droit à l'Université ouverte des Pays-Bas, observe une tendance des autorités à passer outre, citant le cas d'étrangers installés depuis parfois 50 ans dans un pays et visés par des procédures d'expulsion.

L'Union européenne s'emploie à établir des règles communes pour accélérer les éloignements.

"L'objectif est de simplifier la procédure de retour", explique un porte-parole de la Commission européenne, en assurant que les droits fondamentaux seront respectés.

Dans toute l'Europe, les expulsions de ressortissants hors UE ont augmenté d'un quart en 2023, pour s'établir à 91.000, la France et l'Allemagne arrivant en tête, selon Eurostat.

Les associations de défense des droits et des avocats estiment que les nouvelles règles instaurées en France bouleversent la vie d'individus renvoyés dans des pays peu sûrs ou instables, séparés de leurs familles, privés de soins adéquats.

Moussa Sacko souffre de nystagmus, qui provoque un mouvement rythmique involontaire des yeux. Il a récolté de l'argent grâce à des dons sur internet versés par ses amis en France pour s'acheter une moto et une échoppe où il compte vendre des produits ménagers, même s'il n'a pas encore les fonds pour constituer un stock.

"C'est très compliqué de vivre ici. Il faut travailler et il n'y a pas de travail spécialement. Tout me manque", dit-il.

Le militant Alassane Dicko, renvoyé vers le Mali en 2006, vient en aide aujourd'hui à d'autres migrants expulsés. Beaucoup, explique-t-il, n'ont pas de ressources et se retrouvent sans abri ou souffrent de problèmes mentaux, de dépression notamment.

SEUL À ALGER

En novembre dernier, un tribunal s'appuyant sur l'article 8 a rejeté un ordre d'éloignement visant Hocine, un ressortissant algérien âgé de 34 ans.

Mais Hocine, qui ne souhaite pas donner son nom de famille, avait été expulsé trois mois auparavant et vit toujours en Algérie.

L'ordre d'éloignement s'appuyait sur des délits commis par le passé. Au total, Hocine a purgé environ six années derrière les barreaux pour divers délits, dont trafic de drogue et recel. Il dit avoir fait des "bêtises" par le passé mais avoir changé.

En France, il travaillait comme homme de ménage et vivait avec sa compagne à Nanterre, à l'ouest de Paris, où sa famille s'était installée quand il avait trois ans.

Il essayait d'avoir un enfant avec sa compagne, comme le montrent des documents médicaux.

Le 1er août 2024, il s'était rendu à un rendez-vous qu'il pensait de routine pour renouveler son visa de séjour où il s'est vu remettre son OQTF (obligation de quitter le territoire français). Il a été arrêté trois semaines plus tard à son domicile puis expulsé vers Alger le 4 septembre.

En dépit de la décision du tribunal, qui a approuvé un permis de séjour familial, il s'est vu refuser un visa par le consulat de France à Alger.

Il vit désormais avec des proches, ne parle pas arabe et attend que le tribunal informe le consulat de la décision de justice en sa faveur.

"Si vraiment ça ne marche pas, je vais faire comme tout le monde, je vais traverser la mer", dit-il.

Le consulat français à Alger n'a pas répondu à des demandes de commentaire. La préfecture des Hauts-de-Seine, chargée de délivrer son visa, reconnaît que son ordre d'expulsion a été invalidé.

"ON ATTEND AVEC TOI"

Après une enfance turbulente, Moussa Sacko dit s'être construit une vie stable à Montreuil où il était bénévole au sein de l'association En Gare. Il s'y est fait de nombreux amis, qui l'ont invité à fêter son anniversaire sur les Champs-Elysées.

En 2022, avant le vote de la nouvelle loi, un tribunal a annulé une première OQTF à son encontre après sa condamnation à douze mois de prison pour vente de stupéfiants, au motif qu'il était arrivé en France en tant qu'enfant.

Le jugement, consulté par Reuters, enjoignait à la préfecture compétente de lui remettre une autorisation provisoire de séjour et de réexaminer sa situation.

Mais la préfecture de Seine-Saint-Denis a rejeté deux demandes, explique-t-il. La préfecture n'a pas donné suite à une demande de commentaire.

Puis, en mai dernier, la police a interpellé le jeune homme lors d'une opération dans le squat montreuillois d'En Gare.

Moussa Sacko, qui était de permanence cette nuit-là, a été arrêté et a perdu ses lunettes, adaptées à son handicap.

L'OQTF qui lui a été délivrée s'est appuyée sur ses condamnations passées pour trafic de drogue qui représenteraient une menace réelle et suffisante, sans égard pour ses relations tissées en France.

"A un moment où il sortait la tête de l'eau, il est retourné dans une situation pire qu'avant", regrette son amie Assia Belhadi, éducatrice spécialisée et cofondatrice d'En Gare.

Après son arrestation, Moussa Sacko a été placé en rétention au centre du Mesnil-Amelot puis escorté le 2 juillet vers un vol pour Bamako. Il a interdiction pendant deux ans de demander un visa français.

Un soir de janvier, Assia Belhadi et d'autres amis l'ont joint au téléphone, en espérant avoir de bonnes nouvelles.

"Pour l'instant, j'attends", a-t-il dit. "On attend alors, j'attends avec toi", a répondu Assia Belhadi.

(Jean-Stéphane Brosse pour la version française, édité par Blandine Hénault)

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