par Ahmed Rasheed, Timour Azhari et Michael Georgy
L'organisation État islamique (EI) tente de se réimplanter en Irak et en Syrie à la faveur de la chute du régime Assad en décembre dernier, selon les déclarations à Reuters de plus de vingt sources.
Le groupe a commencé à réactiver ses combattants, à identifier des cibles, à distribuer des armes et à intensifier son recrutement et sa propagande dans les deux pays, souligne-t-on.
Bien que les efforts de l'EI semblent jusqu'à présent limités, des agents de sécurité de Syrie et d'Irak, qui surveillent l'organisation depuis des années, ont déclaré à Reuters avoir déjoué au moins une douzaine de complots cette année.
Ainsi, selon cinq responsables irakiens de la lutte antiterroriste, en décembre dernier, alors que les rebelles qui avançaient sur Damas étaient sur le point de renverser Bachar al Assad, des commandants de l'EI, retranchés près de Rakka, ont dépêché deux émissaires en Irak pour transmettre des instructions aux partisans du groupe afin qu'ils lancent des attaques.
Ces derniers ont été capturés à un poste de contrôle dans le nord de l'Irak, le 2 décembre, mais les forces de sécurité irakiennes, agissant sur la base d'informations fournies par ces envoyés, ont localisé onze jours plus tard un kamikaze présumé de l'EI alors qu'il utilisait son téléphone portable dans un restaurant de Daquq, dans le nord du pays.
Les forces irakiennes ont abattu l'homme avant qu'il ne puisse faire exploser sa ceinture d'explosifs, déjouant ainsi l'attentat mais confirmant les soupçons irakiens quant à l'activité de l'EI, selon le colonel Abdoul Ameer al Bayati, de la 8e division de l'armée irakienne.
"Les éléments de l'État islamique ont commencé à se réactiver après des années de discrétion, enhardis par le chaos qui règne en Syrie", a-t-il déclaré.
Le nombre d'attaques revendiquées par l'EI a malgré tout chuté depuis la chute de Bachar al Assad et la prise de pouvoir des rebelles islamistes en Syrie.
L'EI a revendiqué 38 attaques en Syrie au cours des cinq premiers mois de 2025, un nombre qui, selon les données de SITE Intelligence Group, devrait s'élever à 90 revendications sur l'ensemble de l'année si la tendance se poursuit. Cela représenterait environ un tiers des revendications déclarées en 2024, selon les données.
En Irak, pays d'origine de l'EI, le groupe a revendiqué quatre attaques au cours des cinq premiers mois de 2025, contre 61 au total l'année dernière.
Le gouvernement syrien, dirigé par le président intérimaire Ahmed al Charaa, n'a pas répondu aux questions de Reuters concernant les activités de l'EI.
Le ministre syrien de la Défense, Mourhaf Abou Qasra, a déclaré à Reuters en janvier que le pays développait ses efforts de collecte de renseignements et que ses services de sécurité feraient face à toute menace.
Un responsable américain de la Défense et un porte-parole du Premier ministre irakien ont déclaré que la présence de l'EI en Syrie et en Irak était considérablement réduite et que le groupe n'était pas en mesure de contrôler une part de territoire depuis que la coalition dirigée par les États-Unis a chassé ses combattants de leur dernier bastion en 2019.
Le porte-parole du Premier ministre irakien, Sabah al Nouman, a déclaré que des opérations préventives avaient permis de tenir l'EI en échec.
Après la chute de Bachar al Assad, la coalition et ses partenaires ont en effet renforcé leurs opérations et ont attaqué des repaires de militants avec des frappes aériennes et des raids.
Ces opérations ont permis de capturer ou de tuer des "éléments terroristes", a précisé Sabah al Nouman, les empêchant ainsi de se regrouper ou de mener des opérations.
Il souligne par ailleurs que les opérations irakiennes de renseignement sont devenues plus précises, notamment grâce aux drones et autres technologies.
À son apogée, entre 2014 et 2017, l'organisation État islamique contrôlait environ un tiers de la Syrie et de l'Irak, imposant à des millions de personnes son interprétation rigoriste de la charia islamique.
Des responsables locaux et européens craignent par ailleurs que des combattants étrangers ne se rendent en Syrie pour rejoindre des groupes djihadistes. Pour la première fois depuis des années, les services de renseignement ont repéré au cours des derniers mois un petit nombre de combattants étrangers présumés se rendant en Syrie depuis l'Europe, selon deux responsables européens. Ils disent ne pas être en mesure de savoir si l'EI ou un autre groupe les a recrutés.
SOUTIEN AMÉRICAIN ?
La poussée de l'EI intervient à un moment délicat pour le président Ahmed al Charaa, qui tente, après 13 ans de guerre civile, d'unifier le pays et de ramener les anciens groupes rebelles sous le contrôle de son gouvernement.
Le mois dernier, la décision surprise du président américain Donald Trump de lever les sanctions contre la Syrie a été considérée comme une victoire pour le dirigeant syrien, autrefois responsable d'une branche d'Al-Qaïda qui a combattu l'EI.
Des islamistes partisans d'une ligne dure ont cependant critiqué les efforts de rapprochement d'Ahmed al Charaa avec les gouvernements occidentaux, craignant qu'il n'acquiesce aux demandes des États-Unis d'expulser les combattants étrangers et de normaliser les relations avec Israël.
L'EI a condamné la rencontre d'Ahmed al Charaa avec Donald Trump dans un récent numéro de sa publication en ligne, al-Naba, et a appelé les combattants étrangers en Syrie à rejoindre ses rangs.
Lors d'une réunion en Arabie saoudite le 14 mai, Donald Trump a demandé à son homologue syrien d'aider à prévenir une résurgence de l'EI, alors que les États-Unis ont entrepris de limiter leur présence militaire en Syrie. Les quelque 2.000 soldats américains déployés sur place pourraient être réduits de moitié.
Cette décision a renforcé les craintes des alliés de voir l'EI trouver un moyen de libérer quelque 9.000 combattants et leurs familles, parmi lesquels se trouvent des ressortissants étrangers, détenus dans des prisons et des camps gardés par les Forces démocratiques syriennes (FDS), soutenues par les États-Unis et dirigées par les Kurdes.
Selon les FDS, au moins deux tentatives d'évasion ont été signalées depuis la chute du régime Assad.
Pour Donald Trump et le président turc Recep Tayyip Erdogan, qui considère les principales factions kurdes comme une menace pour son pays, c'est à la Syrie et à son gouvernement d'assumer la responsabilité de ces installations. Des analystes régionaux questionnent en revanche la capacité de Damas à remplir une telle mission.
Les autorités syriennes font également face à des attaques menées par des personnes soupçonnées d'être fidèles au régime Assad, à des flambées de violence sectaire meurtrières, à des frappes aériennes israéliennes, et à des affrontements entre des groupes soutenus par la Turquie et les FDS, qui contrôlent environ un quart du pays.
"Le gouvernement intérimaire est à bout de souffle du point de vue de la sécurité. Il n'a tout simplement pas les effectifs nécessaires pour consolider le contrôle de l'ensemble du pays", estime Charles Lister, qui dirige le programme sur la Syrie au Middle East Institute, un groupe de réflexion américain.
Répondant à une demande de commentaire, un porte-parole du département d'État américain a déclaré qu'il était essentiel que les pays rapatrient leurs ressortissants détenus en Syrie et assument une plus grande part du fardeau de la sécurité et des coûts de fonctionnement des camps de détention.
Le responsable américain de la Défense a déclaré que Washington restait déterminé à empêcher une renaissance de l'EI et que ses partenaires syriens restaient sur le terrain.
Les États-Unis "surveilleront avec vigilance" le gouvernement d'Ahmed al Charaa, qui "dit et fait ce qu'il faut" jusqu'à présent, a ajouté le responsable.
Trois jours après la rencontre de Donald Trump avec Ahmed al Charaa, la Syrie avait annoncé avoir mené une attaque contre des caches de l'EI à Alep, deuxième ville du pays, tuant trois militants, en arrêtant quatre et saisissant des armes et des uniformes.
Les États-Unis ont également échangé des renseignements avec Damas dans des cas limités, selon un autre responsable américain de la défense et deux responsables syriens. Reuters n'a pu déterminer si cela avait été le cas pour les raids d'Alep.
La coalition dirigée par les États-Unis devrait mettre fin à ses opérations en Irak d'ici septembre.
Bagdad aurait malgré tout exprimé en privé son intérêt pour un ralentissement du retrait des quelque 2.500 soldats américains d'Irak lorsqu'il est devenu évident que Bachar al Assad tomberait, d'après le responsable américain. Une source au fait du dossier a également confirmé cette information.
Washington, Bagdad et Damas n'ont pas répondu aux questions de Reuters sur les projets de Donald Trump concernant les troupes américaines en Irak et en Syrie.
"UNE PHASE DE RESTRUCTURATION"
Les Nations unies estiment que l'organisation EI, également connue sous le nom de Daech, compte entre 1.500 et 3.000 combattants en Syrie et en Irak.
Des branches plus actives du groupe se trouvent également en Afrique, selon les données de SITE Intelligence Group.
L'armée américaine estime que le chef du groupe est Abdoulkadir Moumin, qui dirige la branche somalienne de l'EI, a déclaré un haut responsable de la défense à la presse en avril.
Rita Katz, la directrice de SITE, qui dénombre les attaques de l'EI, a toutefois mis en garde contre le fait de considérer la baisse des revendications en Syrie comme un signe de faiblesse.
"Il est beaucoup plus probable qu'elle (l'organisation EI) soit entrée dans une phase de restructuration", a-t-elle déclaré.
Depuis la chute d'Assad, l'EI a activé des cellules dormantes, surveillé des cibles potentielles et distribué des armes, des silencieux et des explosifs, ont déclaré à Reuters trois sources sécuritaires et trois responsables politiques syriens.
L'organisation a également déplacé des combattants du désert syrien, cible des frappes aériennes de la coalition, vers des villes comme Alep, Homs et Damas, selon les sources de sécurité.
"Parmi les défis auxquels nous sommes confrontés, Daech est en tête de liste", a déclaré la semaine dernière le ministre syrien de l'Intérieur, Anas Khattab, à la chaîne de télévision publique Ekhbariya.
En Irak, la surveillance aérienne et les sources de renseignement sur le terrain ont détecté une activité accrue de l'EI dans les montagnes de Hamrin, un refuge de longue date, et le long des routes principales, a déclaré à Reuters Ali al Saïdi, conseiller des forces de sécurité irakiennes.
Les responsables irakiens pensent que l'EI s'est emparé d'importants stocks d'armes laissés par les forces de Bachar al Assad et craignent que certaines d'entre elles ne soient introduites clandestinement en Irak.
Le ministre irakien des Affaires étrangères, Fouad Hussein, a déclaré que Bagdad était en contact avec Damas au sujet de l'EI, qui, d'après ses déclarations à Reuters en janvier, se développe et s'étend à d'autres régions.
"Nous espérons que la Syrie sera stable et qu'elle ne sera pas un lieu pour les terroristes, en particulier ceux de l'EI", a-t-il dit.
(Ahmed Rasheed à Bagdad, Timour Azhari à Damas et Michael Georgy à Dubaï ; avec la contribution de Maya Gebeily à Damas, Suleiman Al-Khalidi à Amman, John Irish à Paris, Lili Bayer à Bruxelles, Idrees Ali, Phillip Stewart et Jonathan Landay à Washington, Jonathan Saul à Londres et Alexander Cornwell à Dubaï ; rédigé par Michael Georgy ; version française Etienne Breban ; édité par)
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