Esclaves volontaires du téléphone portable
A la fin de lannée 2004, plus de 600 millions de téléphones portables avaient été vendus dans le monde. Les abonnés américains ont passé plus de 15 milliards dheures sur leur téléphone cellulaire ; les Européens ont envoyé 113 milliards de SMS (Short Message Services), et la Chine, avec 220 milliards de messages texte, se classe en tête de cette catégorie. Grâce au « sans-fil », nous avons « coupé le cordon », et nous voilà étourdis de liberté. Téléphoner est devenu une nouvelle dimension de lindividualisme moderne, un attribut de la liberté personnelle dans sa version XXIe siècle. Et si cétait aussi, paradoxalement, un nouvel esclavage ?
Par Dan Schiller
A lorigine, la communication mobile est, comme dautres avant elle, un besoin créé par les industriels qui fabriquent les téléphones portables. Tout se décide du côté de loffre. Motorola, Intel, Nokia, Sony Ericsson, Samsung, Vodafone, Microsoft, Orange, SFR, Bouygues et bien dautres commercialisent à léchelle de la planète des gadgets et des services sans fil. De prodigieux efforts de développement transforment tous les secteurs du marché : matériel, réseau, systèmes dexploitation, logiciels, etc. La téléphonie sans fil bénéficie dinvestissements massifs, à la hauteur des enjeux : le nombre de portables a déjà dépassé celui des téléphones fixes. Et tout indique que sa véritable explosion nest pas encore advenue. Parce que la multiplication des appareils et des services et le marketing qui la accompagnée ont entraîné une transformation sociale de grande ampleur. Avec une myriade de téléphones nomades dotés de fonctions multiples (calculatrice, montre, jeux, appareil photo, caméra vidéo, radio, télévision, Internet, etc.), nous voulons communiquer avec le monde entier tout en nous déplaçant. Nous aspirons à ce que les spécialistes appellent : le « contact permanent (1) ».
Le monde merveilleux de la mobilité séduit et fascine. Il risque aussi dengendrer le chaos, car, en développant des standards incompatibles, des firmes rivales prennent les abonnés en otage et morcellent le marché, rendant difficile parfois, sinon impossible, lutilisation dun seul appareil pour passer des appels, télécharger des données, consulter Internet, recourir au visiophone...
La compétition qui se déchaîne autour des prochaines générations de technologies mobiles pourrait amplifier ces problèmes (2). Bien quen retard sur lEurope et sur lAsie en matière de téléphone portable, les Etats-Unis sont « en avance » sur le terrain de la guerre commerciale.
Car lobsolescence frappe lensemble du marché des portables. Rien quaux Etats-Unis, entre 40 et 50 millions de téléphones sont jetés chaque année (3). Modèles ouvrants à écran haute résolution, appareils multicolores ressemblant à des bonbons, façades coulissantes ou amovibles... la mode change tous les six mois et les innovations se multiplient : reconnaissance vocale, appareil photo, caméra intégrée, accès Internet, etc. « Les grands opérateurs comme Sprint et Verizon aux Etats-Unis, Vodafone en Grande-Bretagne et Hutchison à Hongkong, note le Wall Street Journal, sarrachent les dernières nouveautés. Seuls les appareils très sophistiqués peuvent accéder aux nouveaux services que ces opérateurs essaient de vendre aux abonnés pour augmenter leurs profits (4). » Le fabricant qui laisse passer la nouvelle mode risque de le payer cher.
Au Japon, pays à la pointe des technologies sans fil, la concurrence féroce qui oppose le leader du secteur, DoCoMo, à un nouvel arrivant, KDDI, noie les consommateurs sous un déluge dinnovations. En 2004, DoCoMo aura tiré 20 % de ses revenus, soit 9 milliards de dollars, des téléchargements effectués par les 42 millions dutilisateurs du service Internet i-mode. Que vend i-mode ? Des horoscopes, des jeux et, surtout, des sonneries (5). Au vu des profits générés, les opérateurs se bousculent pour proposer ces « services » partout dans le monde. En Europe et aux Etats-Unis, la croissance des applications multimédias mobiles est dautant plus impressionnante quelle concerne encore un nombre relativement modeste dutilisateurs. Combinée au perfectionnement des appareils, la nouvelle vague dinvestissements effectués par une multitude de fournisseurs de services est en train de redéfinir la fonction sociale du téléphone.
Mais le développement des réseaux de télécommunication sans fil dépend aussi de facteurs contingents difficilement contrôlables. Le plus important est laccès à de larges segments du spectre électromagnétique, cette ressource invisible utilisée pour la transmission par satellite et par dautres formes de communication électronique. Cette dépendance est source dinstabilité. En 2000 et 2001, au plus fort de la spéculation sur les nouvelles technologies, des opérateurs pris de panique ont déboursé des sommes colossales pour acheter les fréquences UMTS mises aux enchères par les gouvernements britannique (33 milliards de dollars), allemand (48 milliards) ou américain (17 milliards), afin dêtre les seuls à pouvoir établir la nouvelle génération de réseaux à haut débit. Les dettes contractées pour ces opérations sont venues sajouter aux sommes astronomiques dépensées dans les rachats de concurrents (comme lOPA hostile menée par Vodafone contre Mannesmann, pour un montant de 181 milliards de dollars) et ont provoqué le crash de lindustrie des télécommunications en 2001-2002.
Cette débâcle a entraîné la destruction de dizaines de milliers demplois, souvent dans les métiers où le taux de syndicalisation est le plus fort, ceux de la fabrication déquipement et du téléphone filaire en particulier. Dorénavant, la concurrence sauvage a gagné lensemble du secteur des télécommunications. Elle entretient une surcapacité qui empêche les opérateurs de stabiliser les prix. Cette perte de contrôle est mise en avant par des analystes de plus en plus inquiets.
Se satisfaire dun service médiocre
Le développement anarchique dun marché perpétuellement saturé crée dautres problèmes. Aux Etats-Unis, le nombre des plaintes portant sur la qualité du service et les pratiques de facturation des opérateurs explose (6). Des suppléments maquillés en « taxes fédérales » ont été facturés par les plus grandes compagnies de téléphone, et, selon une enquête, 11 % des abonnés ont déjà constaté de graves irrégularités sur leur facture (7). En 2002, 60 % des abonnés sétaient dailleurs plaints au moins une fois auprès des services clientèle (8). Lannée suivante, un rapport gouvernemental imputait au sous-investissement la faiblesse de la couverture, le parasitage des fréquences et la saturation des réseaux qui interrompent les appels : un cinquième des usagers ont vu plus dune communication sur dix sinterrompre inopinément.
Tous ces dysfonctionnements seraient-ils le prix inévitable du progrès et de ses à-coups ? Un journaliste du New York Times estime, par exemple, que « lutilisation des téléphones portables a augmenté de manière si vertigineuse que les réseaux sont constamment surchargés, entraînant une multiplication tout aussi vertigineuse des plaintes (9) ». Mais la surcharge des réseaux nest quun symptôme. La médiocrité du service sexplique surtout par le fait quaux Etats-Unis « les téléphones portables sont bien moins performants que leurs ancêtres fixes (10) ». Bien que les opérateurs aient fait de la sécurité un de leurs arguments de vente, les performances du réseau sans fil sont nettement inférieures à celles du vieux réseau filaire : méprisé par les grands prêtres du néolibéralisme high-tech, celui-ci avait été en effet conçu selon des standards de fiabilité surpassant largement tout ce qui se fait aujourdhui. Dans le monde entier, le capitalisme « avancé » apprend aux jeunes générations à se satisfaire dun service tout juste médiocre.
La faiblesse des réseaux de communication mobile a une origine structurelle : les relais sont dépourvus de générateurs de secours, un problème que ne connaît pas le réseau filaire, puisque le courant passe en même temps que les communications. Surtout, la faiblesse des investissements met les réseaux à la merci des évènements imprévisibles, comme on a pu le constater le 11 septembre 2001.
En construisant des générateurs et en améliorant la couverture et la capacité, les opérateurs pourraient remédier à ces problèmes et atteindre ainsi le niveau dexcellence du réseau filaire américain, sur lequel 99,99 % des appels sont passés sans difficulté. Mais cela nécessiterait des investissements colossaux quaucun opérateur ne peut envisager sans risquer la faillite. Nous voilà arrivés au paradoxe qui mine le marché des télécommunications : la concurrence exacerbée que prônent les ultras du marché a engendré une énorme surcapacité au niveau global et un sous-investissement chronique au niveau local. Face à ce constat, les Etats se sont rendus impuissants, puisque lindustrie du téléphone mobile est presque totalement déréglementée. Ainsi, après quinze ans de développement de ce marché du sans-fil, la Federal Communication Commission (FCC) na toujours pas instauré de niveau minimum de qualité du service (11). Tout le secteur est en position extrêmement fragile. Sa chute risquerait dentraîner celle de léconomie mondiale.
Mais la concentration en oligopoles et le sous-investissement nexpliquent pas tout. Quen est-il de la demande ? Pourquoi, en moins de quinze ans, le nombre de téléphones portables a-t-il dépassé celui des téléphones fixes ?
Certains estiment que lexplosion de la demande découle du sous-développement des réseaux de télécommunication dans les pays du Sud et dans les pays qui appartenaient au bloc soviétique. Lorsque, au cours des années 1980, le secteur privé a commencé à investir pour moderniser ces réseaux, il serait venu satisfaire un besoin longtemps frustré. Mais pourquoi alors ce besoin sest-il canalisé dans la téléphonie mobile ? Doù vient cette quête de mobilité perpétuelle ?
Principalement de pressions dorigine sociale. Il ny a chez lêtre humain aucun besoin inné de « contact permanent ». Des acteurs économiques décident si telle ou telle technologie va se développer ou non. Or le besoin dêtre sans cesse connecté est une nouvelle étape de la « privatisation par la mobilité » déjà analysée, il y a trente ans, par le grand intellectuel britannique Raymond Williams (12). Ce mouvement repose sur la disparition de la production à petite échelle et sur le déplacement du lieu de résidence loin du travail et de la prise de décision. Selon Williams, ce nest pas la conséquence mécanique du progrès technique, mais plutôt le produit des rapports de forces qui façonnent la société.
Cette dynamique a généré lurbanisation des pays capitalistes, puis lextension des banlieues américaines. Pour rendre habitables des paysages solitaires, il fallait des voitures et des parkings, mais aussi de nouvelles formes de communication : le développement de la radio et de la télévision a permis de concentrer lattention de millions de foyers sur une source unique dinformation et de distraction.
Lessor de la mobilité sans fil nest quune conséquence supplémentaire de cette tendance historiquement enracinée dans les sociétés capitalistes. Il est difficile de saffranchir des nouvelles technologies comme il est impensable de vivre sans le téléphone. Il y a plus dun siècle, ce miracle technologique permit de relier les millions de foyers vivant désormais isolés les uns des autres dans les grandes villes.
Il fallut alors définir les règles dun nouveau mode de communication qui semblait très pratique et agréable, mais également intrusif au point de devenir parfois insupportable. Un tel bouleversement culturel nécessita linvention de nouveaux codes appropriés à la conversation téléphonique : comment commencer, finir, laisser parler linterlocuteur, etc. La généralisation de ce nouveau médium engendra des changements profonds dans les rapports entre le domicile et le travail, entre les hommes et les femmes et entre les classes.
Une des principales conséquences de cette nouvelle phase de privatisation par la mobilité est lévolution du rapport entre vie privée et travail. Ce processus na rien de simple ni dunivoque. Ainsi, le téléphone portable nous permet de consacrer quelques minutes de notre journée de travail à notre vie personnelle. Mais, dans le même temps, il permet à la hiérarchie de nous « tenir » plus étroitement. Les instants éphémères de liberté offerts par le portable viennent alors sinsérer dans un dispositif plus global dintrusion du travail dans la sphère privée.
Avec ses 269 millions dabonnés, la Chine est devenue le plus grand territoire de la téléphonie mobile. Ce développement vertigineux est autant lié à la constitution dune classe moyenne urbaine quaux vastes migrations internes provoquées par lentrée du pays dans le marché planétaire (13). Des millions de personnes quittent leur lieu de naissance pour trouver un travail. La plupart sont surexploités : selon le directeur adjoint du Bureau chinois de linspection du travail, « dans le delta de la Rivière de perles, seuls 30 % des gens travaillent 8 heures par jour, et 46 % travaillent 14 heures (14) ».
Aux Etats-Unis, la journée de labeur a progressé de 20 % depuis 1970, principalement à cause de la baisse du pouvoir dachat des salaires. Pour les femmes, lentrée sur le marché du travail sest ajoutée aux tâches domestiques, dont elles conservent le quasi-monopole. Le développement des télécommunications mobiles a souvent coïncidé avec cette dégradation de la qualité de vie, le recul des services publics forçant les foyers à jongler en permanence et en temps réel entre les nécessités du travail, des courses, de la garde des enfants et du soin apporté aux personnes âgées.
Lurbanisme éclaté des grandes villes est le terrain rêvé de la privatisation par la mobilité. En labsence de transports en commun de qualité, la voiture joue un rôle central. Dans le cadre de leur activité professionnelle, les Américains effectuent chaque année 405 millions de déplacements supérieurs à 75 kilomètres, dont 80 % se font en voiture. Si lon compte, en plus, les courses, les visites chez le médecin, les loisirs et les allers-retours quotidiens entre la maison et le travail, les Américains effectuent 1,1 milliard de voyages par jour, dont 87 % dans des véhicules privés. La marche ne représente que 9 % de ces déplacements ; les transports publics, dont les bus scolaires, 3 %. Chaque conducteur passe en moyenne une heure par jour dans sa voiture (15). Conséquence de ce grave déséquilibre, dont lobésité est un des prix : 40 % des communications sans fil (soit 400 milliards de minutes en 2003), sont réalisées à partir des voitures que conduisent nos millions de « travailleurs mobiles ».
Un environnement irrationnel
Là encore, il ne sagit pas dune évolution « naturelle ». La surpuissance de lautomobile a été le résultat de la privatisation par la mobilité qui sest imposée après la seconde guerre mondiale. La voiture nest pas la manifestation de la marche irrésistible du progrès, mais celle des déséquilibres dont souffrent nos sociétés. Les technologies de la mobilité ne font que prolonger cette tendance irrationnelle.
La santé publique est mise à mal par ces bouleversements. En 2002, les téléphones portables ont été responsables de 6 % des accidents de la route aux Etats-Unis, ce qui représente 2 600 morts et 330 000 blessés (16). Plusieurs pays et deux Etats américains (New York et le New Jersey) ont réagi en interdisant lutilisation du portable en voiture.
Comme celui de lautomobile avant lui, le succès foudroyant de la téléphonie mobile na rien de spontané. Il signale la tentative de rationaliser un environnement de plus en plus irrationnel, de retrouver un certain degré de contrôle individuel dans une société qui va à la dérive. Utilisé pour localiser les individus, le « contact permanent » peut en effet servir doutil de surveillance à un capitalisme plus autoritaire. La police et les grandes entreprises recyclent des technologies militaires leur permettant de localiser lensemble de la population (17).
La publicité des opérateurs nous a fait miroiter la liberté infinie de la mobilité individuelle, qui permettrait de sélever au-dessus des pesantes limites du monde ancien. Depuis peu, le marketing insiste sur une autre dimension de ce même fantasme : grâce à la téléphonie mobile, lindividu pourrait échapper à sa place ordinaire dans la société. La presse raconte comment les enfants se jouent de leur professeur grâce au portable, comment certains prisonniers ont monté leur évasion en ayant recours à leur téléphone. A les écouter, le sans-fil aiderait lindividu à transgresser les normes et les pratiques dominantes (18). Mais le besoin de liberté nest pas la force motrice de linsatiable besoin de « contact permanent ».
Bien sûr, lutilisation des technologies sans fil facilite certains aspects de la vie quotidienne des individus et de leur famille. Cette souplesse ne fait toutefois quaccentuer les inégalités. Dans une société où les loisirs et le labeur sont répartis de manière inégale entre les classes, où lallongement de la durée du travail, notamment aux Etats-Unis, le chômage, la destruction des services publics rendent plus pénibles la vie des habitants, ils se tournent vers la communication mobile pour tenter de surmonter, individuellement, des difficultés quotidiennes insaisissables autant quécrasantes.
Le « commerce mobile » transforme également le téléphone portable en outil de promotion et de vente. Des opérateurs comme Vodafone espèrent bientôt envoyer des « contenus ciblés à chaque utilisateur, où quil se trouve ». Il sagira dinformations relatives à la circulation, à la météo ou à lactualité et, si on laisse faire les opérateurs, à la publicité. En Australie, les abonnés de Telstra, en voie de privatisation, sont déjà la proie du marketing : en composant le numéro inscrit sur les distributeurs de Coca-Cola, ils peuvent acheter une boisson quils paieront, ainsi que le prix de la communication, sur leur prochaine facture de téléphone (19).
En Europe, les opérateurs ont établi un consortium, « Sympay », destiné à promouvoir lutilisation du portable comme mode de paiement utilisable sur tout le continent. Deux des plus grands éditeurs de musique, Universal et Sony, demandent même à leurs interprètes vedettes de fournir des versions courtes de leurs chansons (90 secondes), destinées à être vendues aux utilisateurs de téléphones portables (20). Ainsi avance le monde ludique et sans contrainte que nous promet la télécommunication mobile.
Dan Schiller.
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/02/SCHILLER/11911