Lazard, Rothschild, Goldman Sachs, Morgan Stanley, JP Morgan, Zaoui… La quasi-totalité des banques d'affaires parisiennes étaient sur les dents durant le week-end de la Pentecôte. L'affaire qui a empêché les banquiers conseil de se consacrer au jardinage ou au tennis est restée secrète jusqu'à mercredi soir: Tikehau, le gestionnaire d'actifs au nom d'atoll polynésien créée en 2004 par Antoine Flamarion et Mathieu Chabran, a tenté, en force, de devenir le deuxième actionnaire d'Eurazeo, l'une des premières sociétés d'investissement européennes. Une manœuvre contrée par Eurazeo. Mercredi 6 juin au soir, la société cotée a annoncé triomphalement l'arrivée à son capital de la famille Decaux. " Nous sommes très heureux d'accueillir la famille Decaux comme nouvel actionnaire de référence, avec laquelle nous partageons la même vision stratégique, le même ADN entrepreneurial et le même attachement à l'indépendance du modèle d'Eurazeo ". Un message où perce à la fois le soulagement d'Eurazeo et, en creux, son hostilité pour Tikehau, avec qui elle ne semble donc partager ni " ADN " ni " vision stratégique ".
Toutes les banques dans la bataille
L'affaire a débuté discrètement mi-avril, par la vente d'un bloc d'actions appartenant à Sofina, holding de la famille belge Boël, présente au capital d'Eurazeo depuis 1990, qui décide de vende ses titres - 5,1% d'Eurazeo. Le 5 mai, l'Autorité des marchés financiers signale que Tikehau a franchi le seuil des 5% et détient 7,6% du capital d'Eurazeo. Fin mai, ses convoitises sur Eurazeo sont aiguisées par une opportunité qui chamboule la donne: CASA, la partie cotée du Crédit Agricole, décide de mettre en vente les 15,4% que la banque détient historiquement dans Eurazeo. Avec une date couperet: fin des enchères au soir du lundi 5 juin, jour de Pentecôte. L'annonce provoque un véritable le branle-bas de combat: pour contrer la manœuvre jugée hostile, Eurazeo mandate pas moins de trois banques : Rothschild, Lazard, Zaoui tandis que le Crédit Agricole est conseillé par JP Morgan.
L'inquiétude d'Eurazeo et l'énergie déployée pour empêcher le " raid " de Tikehau peuvent surprendre. Mais elle s'explique assez bien... D'abord par les profils des deux sociétés. D'un côté, Eurazeo est un pilier de l'establishment financier. Pilotée depuis 17 ans par Patrick Sayer, cette émanation de Lazard peut afficher 130 ans d'histoire. La famille David-Weill, actionnaire historique de Lazard, est toujours le premier actionnaire: le " concert " (famille David-Weill) représentait, à fin 2016, 17,4% du capital. Eurazeo investit de façon majoritaire dans des sociétés, dont elle accompagne la croissance sur des années. Elle est actionnaire de plusieurs fleurons européens comme Accor, Moncler, ou Elis. De l'autre côté, Tikehau, jeune société à la croissance foudroyante, a démarré son aventure comme un spécialiste de la dette. Bien qu'ils aient reçu l'appui de vétérans du capitalisme français – le milliardaire Albert Frère, le banquier Georges Chodron de Courcel ou Jean-Pierre Mustier, parti depuis diriger UniCredit – ses deux fondateurs Antoine Flamarion et Mathieu Chabran sont allés vite, très vite. Partis avec 4 millions, ils gèrent aujourd'hui plus de 10 milliards d'euros.
Un flibustier à l'assaut d'une valeur établie
De quoi s'attirer une réputation de " raiders ". En résumé, un flibustier ose s'en prendre à une belle et riche bourgeoise. Du côté de Tikehau, on dément pourtant avoir voulu faire un coup: la société de gestion d'actif chercherait plutôt à se diversifier dans le private equity, une classe d'actifs en plein essor.
En plus des divergences de styles et de stratégie, des rivalités d'hommes affleurent aussi. Le polytechnicien Patrick Sayer, patron historique d'Eurazeo et parrain du capital-investissement, apprécie probablement très modérément le culot des deux jeunes quadragénaires.
L'afficheur Decaux, un fiancé très opportun
Avec l'arrivée très opportune de la holding familiale du groupe JCDecaux, dans le rôle du chevalier blanc, les ambitions de Tikehau tournent court. L'afficheur a repris les 15,4% du Crédit Agricole, pour un montant de 790 millions d'euros. Soit une prime d'environ 10% par rapport au cours d'Eurazeo, qui cotait 64 euros jeudi 7 juin. Tikehau ne risque pas de revenir à la charge de sitôt: JCDecaux s'engage à conserver au moins trois ans sa participation dans Eurazeo. Et s'il souhaite par la suite céder des titres, Eurazeo disposera d'un droit de regard sur les candidats : " Les cessions éventuelles seront encadrées par un dispositif de négociation prioritaire et de premier refus au profit d'Eurazeo ". Coïncidence? La participation de Decaux ne pourra pas dépasser 23%, le seuil qu'aurait précisément atteint Tikehau s'il avait atteint son objectif.
Dans l'affaire, Eurazeo a gagné un nouveau fiancé, la famille Decaux, avec qui les relations démarrent sous les meilleurs auspices, à en juger par la pluie de qualificatifs louangeurs échangés par les deux sociétés. La société d'investissement devra continuer à composer avec l'impétrant éconduit, Tikehau, qui conserve sa participation de 7,6%. L'histoire signe aussi la fin plutôt brutale de son partenariat historique le Crédit Agricole. Certes, la banque verte avait annoncé fin 2013 sa sortie programmée d'Eurazeo et ramené sa participation de 18 à 15,4%. Mais elle n'a pas semblé prendre de pincettes avec Eurazeo. " Avec beaucoup de cynisme, la soit disant banque de proximité a vendu au plus offrant. Le prix était son seul critère, grince une source proche d'Eurazeo. " Si Tikehau avait pu s'aligner sur l'offre de JCDecaux, ils auraient emporté le morceau ", confirme un banquier. Une affirmation qu'on réfute du côté du Crédit Agricole. Quant à l'empressement à conclure la transaction, il était plutôt du côté... d'Eurazeo, affirme une source de la banque. Reste que la banque verte est la grande gagnante de cette affaire, qui a fait grimper son cours de Bourse et renforcé la solidité de ses fonds propres. Tiens, la finance ne serait donc pas un monde de bisounours?