Kamala Harris, lors de son discours, concédant l'élection présidentielle américaine de 2024 à Donald Trump
par Trevor Hunnicutt, Nandita Bose et Stephanie Kelly
Quand elle se rend en septembre au siège de l'un des plus puissants syndicats américains, à Washington, la vice-présidente démocrate Kamala Harris souligne qu'elle défendra les emplois syndiqués et le gagne-pain des travailleurs bien mieux que Donald Trump, son rival républicain pour l'élection présidentielle, moins de deux mois plus tard.
Mais les dirigeants de l'union syndicale IBT (International Brotherhood of Teamsters), farouchement alliée de longue date aux démocrates, apparaissent sceptiques.
La discussion s'intensifie lorsque Kamala Harris met en avant que Donald Trump est loin d'être un chantre de la classe ouvrière, raconte à Reuters un cadre de l'IBT à propos de la réunion du 16 septembre. Les représentants syndicaux multiplient les questions, mettant en doute ce que l'administration du président Joe Biden a fait pour les ouvriers syndiqués.
Quelques jours plus tard, c'est l'embarras. L'IBT refuse publiquement d'apporter son soutien à Kamala Harris, alors que le syndicat a toujours appuyé la candidature des démocrates aux présidentielles depuis 1996.
Au moment de dresser le bilan d'une course à la Maison blanche conclue sur une défaite face à Donald Trump, crédité mercredi de la plupart des sept Etats "pivots" ("Swing States") considérés comme décisifs, cette réunion tendue avec les dirigeants syndicaux met en exergue l'un des échecs de la campagne de Kamala Harris: son incapacité à convaincre les électeurs de la classe ouvrière inquiets de l'inflation et de la situation économique.
LES COMMANDES EN PLEIN VOL
Cette campagne est lancée à la hâte, fin juillet, quand Joe Biden, 81 ans, se résigne à retirer sa candidature, poussé en ce sens par des élus démocrates de haut rang ne croyant plus en sa capacité à remporter le scrutin de novembre.
Kamala Harris, 60 ans, à laquelle le locataire de la Maison blanche apporte son soutien tandis que certains s'interrogent sur l'hypothèse d'un nouveau processus d'investiture pour l'élection, déploie toute son énergie pour lancer une campagne de "numéro un" alors qu'elle était colistière de Joe Biden.
Des conseillers de la vice-présidente résument ainsi, auprès de journalistes, la situation: Kamala Harris s'affaire pour construire un avion alors même que l'appareil est déjà en vol.
L'ancienne sénatrice et procureure générale de Californie se sert de son expérience pour braquer les projecteurs sur les procédures judiciaires visant Donald Trump, présentant son rival républicain comme un danger pour la démocratie ainsi que pour les droits des femmes. Elle défend pour sa part un programme économique populiste et le droit à l'avortement.
Surtout, dans les rangs démocrates, l'enthousiasme suscité par Kamala Harris efface les inquiétudes exacerbées par la prestation catastrophique de Joe Biden lors du débat présidentiel face à Donald Trump, le 27 juin, l'événement qui déclenche les appels à sa mise en retrait et à la suite duquel le candidat républicain prend l'ascendant sur le président démocrate dans les intentions de vote.
Déjà entrée dans l'histoire quatre ans plus tôt, car première femme de couleur à figurer sur un "ticket" présidentiel, Kamala Harris peut devenir la première femme à accéder à la Maison blanche.
Tout semble lui sourire, très vite. Les dons de campagne affluent - elle récoltera au total un milliard de dollars en moins de trois mois -, des célébrités d'envergure comme Taylor Swift lui apportent leur soutien, et les sondages indiquent un rééquilibrage dans les intentions de vote.
Ces mêmes enquêtes d'opinion soulignent également, semaine après semaine, à quel point l'économie est la priorité des Américains.
VAGUES DE "FAKE NEWS"
Au bout du compte, la campagne Harris a échoué à répondre aux profondes inquiétudes des électeurs à propos de l'inflation et de l'immigration, deux thèmes sur lesquels Donald Trump est perçu comme plus apte que Kamala Harris.
La défaite électorale de la vice-présidente sortante est également le révélateur d'un virage profond dans la politique américaine au fil de la décennie écoulée, qui a vu les "cols bleus" se tourner de plus en plus vers les républicains - un mouvement que Donald Trump semble avoir accéléré.
Durant la campagne, Kamala Harris ne trouve jamais réellement la parade face à une autre marque de fabrique du "trumpisme": des vagues de désinformation sans précédent dans l'histoire électorale moderne aux Etats-Unis.
L'ancien président républicain et les médias conservateurs multiplient les vérités tronquées et les mensonges, alimentant des théories du complot selon lesquelles les démocrates ont ouvert les frontières américaines pour laisser entrer des migrants à la fois responsables d'une hausse de la criminalité et instruments d'une fraude électorale massive.
Quand Reuters sollicite les équipes de Donald Trump pour des commentaires à propos de théories amplifiées par le candidat républicain, soit les mensonges sont répétés, soit les demandes restent lettre morte.
Kamala Harris, qui a concédé publiquement sa défaite électorale mercredi aux alentours de 16h30 (21h30 GMT), a exhorté dans son discours ses partisans à ne pas abandonner leurs luttes, malgré leur déception et les larmes. "Parfois, le combat prend du temps. Cela ne veut pas dire qu'on ne va pas gagner", a-t-elle dit devant des milliers de personnes réunies sur le parvis d'une université de Washington.
Cet éclairage sur la défaite de Kamala Harris est basé sur des entretiens réalisés par Reuters avec des membres de ses équipes, des représentants de la Maison blanche, des conseillers du Parti démocrate et des proches de la vice-présidente sortante.
ANGOISSES
Une certitude, dès le début de la campagne de Kamala Harris: la mission s'annonce très délicate.
Hormis Barack Obama, qui a remporté deux mandats successifs (2008 et 2012), les Etats-Unis ont toujours élu dans leur histoire un homme blanc à la présidence.
Avant Kamala Harris, dont la mère est indienne et le père jamaïcain, jamais une femme n'avait grimpé si haut les échelons de la politique américaine. Seule Hillary Clinton, battue par Donald Trump en 2016, s'était auparavant rapprochée autant de la Maison blanche.
Contrairement à sa paire démocrate, qui avait bâti sa campagne sur le fait qu'elle pouvait devenir la première femme présidente des Etats-Unis, Kamala Harris n'a pas voulu placer son identité au coeur de sa candidature, selon des conseillers et des assistants de confiance. Elle a préféré mettre en avant des thèmes chers aux femmes et aux afro-américains, comme le droit à l'avortement, les baisses d'impôts pour la classe moyenne et l'accès à des logements abordables.
Mais ces messages ont été éclipsés par l'angoisse de nombreux électeurs à propos de la flambée des prix des biens de consommation, les trois premières années de l'administration Biden ayant été marquées par l'inflation.
"En dépit d'une croissance économique relativement forte, en particulier après une pandémie majeure, la plupart des Américains n'ont pas eu l'impression d'avancer sur le plan économique", dit Melissa Deckman, politologue et directrice générale de la firme de recherche non-partisane Public Religion Research Institute.
"La campagne Harris n'a pas forcément réalisé du bon travail pour expliquer la manière dont ses politiques aideraient la classe moyenne ou, tout du moins, ce message n'a pas vraiment résonné chez un grand nombre d'électeurs".
RÉQUISITOIRE
D'après un sondage de sortie des urnes réalisé mardi par Edison Research, 51% des électeurs disent faire davantage confiance à Donald Trump sur l'économie, contre 47% pour Kamala Harris. Parmi ceux ayant placé l'économie en tête de leurs préoccupations, l'écart entre les deux candidats est plus marqué encore: 79% contre 20%.
Environ un tiers des sondés déclarent avoir voté en fonction de leur préférence pour l'économie contre, par exemple, 14% s'agissant de l'avortement.
Début octobre, au moment d'entamer la dernière ligne droite vers la Maison blanche, des stratèges démocrates s'alarment que des sondages montrent un écart encore plus infime dans les intentions de vote.
La tendance se confirme au fil du mois. La campagne Harris semble avoir perdu son élan. Il est virtuellement impossible de départager les candidats dans les "Swing States", au regard des sondages.
Kamala Harris opère alors des retouches dans sa stratégie, cherchant à convaincre davantage d'hommes et de républicains.
Elle affûte par ailleurs ses attaques à l'encontre de Donald Trump, prévenant dans un discours considéré comme son réquisitoire, le 29 octobre, des dangers pour la démocratie d'un retour au pouvoir de son rival républicain.
"Instable", en quête de "pouvoirs sans limites", tonne-t-elle à propos de l'ancien président républicain lors d'un rassemblement organisé à Washington, à l'endroit même où il s'était adressé à ses partisans, le 6 janvier 2021, avant que ceux-ci ne mènent un assaut sanglant au Capitole.
Kamala Harris se présente comme une protectrice de la démocratie, de l'unité et des libertés.
Elle veut aussi rassurer les électeurs à propos du coût de la vie, promettant de "protéger les Américains qui travaillent dur mais ne sont pas toujours regardés ou écoutés".
Au final, ce sont les électeurs qui n'ont pas vraiment entendu ce message.
(Trevor Hunnicutt, Nandita Bose et Stephanie Kelly, avec la contribution d'Andrea Shalal et Jeff Mason; rédigé par Jean Terzian, édité par Kate Entringer)
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