étonnant bataillon des évadés fiscaux
Par Elsa Conesa | 13/12 | 06:00
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Héritiers industriels de fortunes tricentenaires, familles bourgeoises terrorisées par la victoire du Front populaire ou les barricades de Mai 68... Les Français détenteurs de comptes non déclarés à l'étranger n'ont pas toujours le profil qu'on imagine... Ils sont près de 10.000 à s'être signalés depuis l'été auprès de la « cellule de régularisation » mise en place par l'administration fiscale.
Banquiers et avocats n'hésitent pas à se plonger dans les archives, à faire travailler des généalogistes, voire à faire appel à des détectives privés pour retrouver les héritiers de compte en banque suisses. - Photo Mark Henley/Panos-RéA
Banquiers et avocats n'hésitent pas à se plonger dans les archives, à faire travailler des généalogistes, voire à faire appel à des détectives privés pour retrouver les héritiers de compte en banque suisses. - Photo Mark Henley/Panos-RéA
Louise pensait vraiment être un cas isolé. Jeune retraitée, installée à la campagne, « au milieu de nulle part », elle n'imaginait pas que, dans son entourage, « tant de gens avaient un compte en Suisse ». Et de citer deux, trois, quatre exemples, parmi ses amis, ses voisins, ses connaissances. A mesure que la pression s'est accrue, les langues se sont déliées
Chacun a une histoire particulière, des circonstances, une excuse plus ou moins valable. Aucun ne se voit comme un fraudeur. « J'ai fait une mission de lobbying pour une entreprise canadienne il y a quelques années, on m'a proposé de me payer sur un compte en Jamaïque, ou en Suisse, je n'ai pas eu le choix. J'ai préféré la Suisse », explique Louise.
Le compte, qui affichait quelques centaines de milliers d'euros, a été mis en sommeil pendant plusieurs années. Jusqu'à ce qu'un banquier suisse se manifeste un matin de printemps, un rien menaçant. « Le vent tourne, on ne sait pas trop ce qui va se passer, a-t-il expliqué. Il y a une Caisse d'Epargne à Bâle qui a fermé les comptes de tous ses ressortissants européens, et leur a donné un chèque pour solde de tout compte. Ils se sont retrouvés tout bêtes. Il va falloir vous régulariser. Ou alors venir vous installer en Suisse. » Louise n'a pas hésité très longtemps avant d'opter pour la régularisation. « Cela m'a coûté environ 15 % du montant du compte. » Mais, dans son entourage, certains refusaient catégoriquement « de laisser un centime au fisc ». Ils parlaient de partir au Brésil ou à Singapour. Aucun ne l'a fait.
Depuis la mise en place cet été de la « cellule de régularisation », destinée aux Français ayant des comptes non déclarés à l'étranger, ils sont près de 10.000 à s'être signalés auprès de l'administration fiscale. Trois fois plus qu'en 2009, lors de la précédente « cellule ». Chaque semaine, des centaines de nouveaux dossiers sont déposés place d'Argonne, dans le 19e arrondissement de Paris, où oeuvrent dans l'ombre la vingtaine d'agents du fisc spécialement détachés pour l'occasion.
100 ans de secret bancaire
Quoi qu'en dise Bercy, ce n'est pas tant la cellule et son barème aménagé qui ont fait sortir du bois ces milliers de Français pas tout à fait lambda. Ce sont surtout les pressions exercées sur leurs clients par les banques suisses, elles-mêmes sous surveillance depuis que le fameux secret bancaire vacille. Il n'empêche. L'ampleur du phénomène est inédite. Des deux côtés de la frontière, banquiers et avocats embauchent à tour de bras pour faire face. « C'est une véritable lame de fond qui fait ressortir des pans entiers de l'histoire de France, indique Alain Moreau, avocat associé au cabinet franco-suisse FBT. On est en train de purger 100 ans de secret bancaire en quelques mois. »
Les cas de figure sont infinis, formant un étonnant florilège sociologique. Mais ce sont les grands événements de l'histoire de France qui offrent le plus grand gisement de situations. Héritiers industriels de fortunes tricentenaires, descendants d'Alsaciens craignant les invasions prussiennes, familles bourgeoises terrorisées par la victoire du Front populaire, par les barricades de Mai 68, ou encore par 1981
« Très souvent, c'est l'histoire et non la fiscalité qui a poussé les gens à placer de l'argent à l'étranger », explique Frédéric Hennes, avocat chez Degroux Brugère & Associés. Parfois aussi, avec de bonnes raisons. Les dossiers d'enfants de déportés ou de familles juives ayant placé de l'argent en Suisse après la guerre sont ainsi nombreux. « Un de mes clients m'a dit que si son père avait eu de l'argent en Suisse en 1940, il aurait pu fuir aux Etats-Unis et aurait survécu », raconte un fiscaliste. Souvent, il est très difficile pour ces héritiers de faire revenir l'argent placé. « Ils ont l'impression de trahir la mémoire de leurs parents », poursuit un autre.
De façon générale, les héritages non déclarés sont aussi l'occasion de conflits familiaux violents. « Il y a parfois de vraies ruptures familiales, on voit des fratries qui s'insultent, des parents menaçant les grands-parents de les couper de leurs petitsenfants
», explique un avocat. Comme dans le cas de cette fratrie qui se déchire parce qu'un des enfants, paniqué à l'idée d'avoir hérité de 50.000 euros cachés en Suisse, s'est manifesté auprès du fisc, obligeant du même coup tous les autres à se régulariser. Les deux autres auraient préféré « aller en Suisse chercher les biftons en voiture », explique leur conseil. Une solution de facilité effectivement envisagée par de nombreux détenteurs de petits comptes. Au point que les Douanes, qui avaient anticipé le mouvement, ont renforcé les contrôles à la frontière suisse l'été dernier.
Il y a aussi de bonnes surprises. Comme pour ce jeune homme qui s'est découvert millionnaire du jour au lendemain. Un beau jour, un banquier suisse dont il n'avait jamais entendu parler l'a appelé pour lui annoncer qu'il avait hérité d'une vieille tante sans descendance, et qu'il fallait du coup qu'il se régularise rapidement. Celle-ci avait dissimulé, dans le plus grand secret, pas moins de 5 millions d'euros en Suisse. « Personne dans la famille n'a jamais su d'où provenaient les fonds », indique un de ses proches.
Le décès exempte de toute façon l'héritier de justification. A défaut, banquiers et avocats n'hésitent pas à se plonger dans les archives, à faire travailler des généalogistes, voire à faire appel à des détectives privés pour retrouver les héritiers. L'affaire se corse quand les fonds ont changé de compte, de banque, voire de pays. Ce sont alors de véritables enquêtes qui sont lancées.
A côté des héritiers, il y a aussi les « actifs », ceux qui ont personnellement et délibérément cherché à dissimuler des fonds et n'ont pas d'excuse politique. Pour ceux-là, le fisc est moins clément. Là encore, la population est variée : petits commerçants ayant constitué un bas de laine, saisonniers travaillant en Savoie et payés en Suisse, intermédiaires oeuvrant pour des Etats étrangers, consultants internationaux, footballeurs passés par des clubs étrangers, et même cadres supérieurs à la retraite
D'après certains témoignages, quelques grands groupes versaient, en effet, des primes à leurs meilleurs éléments via des holdings en Suisse. « Dans les années 1970, cela se faisait », justifie l'un d'eux. Pour les autres, il arrivait que les conseillers des banques suisses viennent en personne récupérer l'argent liquide. Voire pratiquaient la « compensation », en échangeant des devises entre clients de la maison, des deux côtés de la frontière.
Les gros poissons toujours cachés
Au milieu des piles de dossiers, les avocats ont aussi vu arriver des cas tout à fait rocambolesques. A l'image de cet homme d'Eglise, qui recevait de l'argent provenant « de dons divers », versés en Suisse. Il refusait à tout prix de se régulariser et voulait simplement s'informer sur les possibilités d'y couper. Ou encore comme ce vieil expert-comptable de quatre-vingt-huit ans, air sage et respectable, canne à la main, dont le compte affichait la modique somme de
8 millions d'euros. « Il a donné trois versions différentes sur l'origine des fonds », explique son avocat. Et que dire de cette inspectrice des impôts à la retraite, ayant occulté toute sa vie le compte en Suisse de son mari et qui se trouve aujourd'hui contrainte de se régulariser auprès de ses anciens collègues
Et puis il y a les gros poissons. Les vrais fraudeurs, ceux qui ont dissimulé 10, 20, 50 millions d'euros. Ceux-là, au dire de nombreux spécialistes, se cachent encore. « Les passifs, les héritiers de petits comptes, sont sortis du bois plus vite car ils vivent mal leur situation. Les gros comptes sont encore rares », confirme l'avocat fiscaliste Marc Bornhauser. Souvent, les propriétaires de ces comptes très bien garnis consultent un ou deux spécialistes, le plus discrètement possible, pour se faire une idée, puis disparaissent dans la nature. Tous les avocats en ont vu passer. Comme cet héritier d'une famille de commerçants, qui avait accumulé de l'argent depuis les années 1920 et dont le compte en Suisse affichait 40 millions d'euros. Il était discret et méfiant au point de douter du téléphone du conseiller qu'il avait en face de lui. « Il avait peur qu'on l'enregistre », se souvient l'intéressé, qui ne sait pas ce qu'il est devenu. Pour ceux-là, la régularisation peut en effet coûter cher, surtout s'il y a une succession. La facture peut alors monter à 60 %, voire davantage.
A tort ou à raison, ces contribuables ont la certitude de pouvoir échapper au fisc. Ils envisagent toutes les solutions. Les banques suisses cherchent aussi plus volontiers à les garder en gestion, alors qu'elles n'ont pas intérêt à s'embarrasser de comptes plus petits qui présentent des risques. Comment font-elles ? « Il suffit de déplacer l'argent dans un Etat où l'échange d'information n'est pas encore en vigueur, indique un spécialiste. L'argent reste dans la banque mais change de pays. » Les destinations peuvent être exotiques : Arabie saoudite, Dubaï, Charjah
La liste des paradis fiscaux évolue vite.
Par définition, il est très difficile de savoir ce que ces fonds deviennent. Une certitude toutefois : jusqu'à présent, peu ont cherché à se régulariser. Combien sont-ils ? La place financière suisse estime à quelque 70.000 l'ensemble des comptes détenus par des résidents français, mais Paris dit n'avoir aucun chiffre précis. Sans s'inquiéter outre mesure. « La pression est telle qu'ils ne font que gagner du temps, indique un conseiller à Bercy. Ceux qui avaient de l'argent en Suisse il y a deux ou trois ans pensaient eux aussi être à l'abri. » Le fisc a tout son temps.
Elsa Conesa
Les points à retenir
Chaque semaine, des centaines de dossiers sont déposés à Paris dans les bureaux de la « cellule de régularisation » fiscale.
Ce ne sont pas cette cellule et son barème aménagé qui ont faire sortir du bois les contribuables concernés.
Mais surtout les pressions exercées sur leurs clients par les banques suisses, elles-mêmes sous surveillance depuis que le fameux secret bancaire vacille.
La place financière suisse estime à quelque 70.000 l'ensemble des comptes détenus par des résidents français.