(Crédits: Flickr - eflon)
Malgré la dégradation de la note de la France de AA- à A+ en septembre 2025 par l'agence Fitch, puis en octobre 2025 par Standard & Poor's, l'Hexagone est toujours considéré comme un emprunteur « sans risque » dans les bilans des banques et des assureurs. Pourquoi ce décalage ?
Vendredi 12 septembre 2025, Fitch a dégradé la note de la France de AA- à A+, après la clôture des marchés. Symboliquement, c'est un coup dur. Pour la première fois depuis plus de dix ans, la France a perdu son badge « double A ». Et pourtant, le lundi suivant, rien n'avait changé : le CAC 40 était en hausse et les spreads de crédit de la France étaient stables.
Rebelote un mois plus tard : le 18 octobre, Standard & Poor's (S&P) abaisse à son tour la note de la France à A+. Là encore, aucune réaction notable des marchés – ni sur les spreads obligataires ni sur l'indice CAC 40. Le 24 octobre, Moody's a pour sa part placé la note AA- de la France sous perspective négative.
L'explication courante ? Les marchés avaient déjà anticipé ces décisions. Mais est-ce vraiment toute l'histoire ?
Dans cet article, nous expliquons pourquoi, tant dans le cadre de la réglementation bancaire (Capital Requirements Regulation, CRR) relative aux exigences de fonds propres, que de la réglementation des assurances (Solvency II), la France est toujours considérée comme un emprunteur entrant dans la définition d'un pays « sans risque ».
Cela peut aider à comprendre l'impact limité jusqu'à présent des dégradations successives de Fitch et de Standard & Poor's, tout en soulignant que les mécanismes bancaires et assurantiels à l'œuvre peuvent soudainement se transformer en couperet.
Notations vs échelons
Dans le cadre des approches standardisées, les réglementations prudentielles européennes (2024/1820 et 2024/1872 essentiellement) ne fonctionnent pas directement avec des notations alphabétiques, mais s'appuient sur des credit quality step (CQS), soit des échelons de qualité de crédit. Ces échelons sont des catégories générales qui regroupent plusieurs notations :
- CQS 0 : AAA (Solvency II uniquement ; le CRR ne comporte pas de niveau 0), comme l'Allemagne, la Suisse, le Danemark, les Pays-Bas ou la Suède.
- CQS 1 : AAA à AA- (CRR)/CQS 1 et AA+ à AA- (Solvency II), comme l'Autriche, la Finlande, l'Estonie, la Belgique ou la République tchèque.
- CQS 2 : A+ à A-, comme la Slovénie, la Slovaquie, la Pologne, la Lituanie ou la Lettonie.
- CQS 3 : BBB+ à BBB-, comme l'Italie, la Roumanie, la Bulgarie, la Croatie, ou la Hongrie.
- CQS 4-6 : notations spéculatives (BB+ et inférieures), comme la Serbie, le Monténégro, la Macédoine du Nord ou le Kosovo.
Techniquement, selon les réglementations bancaires et assurantielles, la dégradation de la note de la France par Fitch en septembre 2025 aurait pu la faire passer de CQS 1 à CQS 2. Mais ce n'est pas le cas.
Jusqu'en octobre 2025, date de la dégradation de la note française par Standard & Poor's, ces deux cadres réglementaires continuaient de traiter la France comme un émetteur de très haute qualité, c'est-à-dire « AA » et non « A ». Cela tient à la manière dont les réglementations traitent les notes multiples : ni les banques ni les assureurs ne retiennent mécaniquement la note la plus basse.
Règle de la deuxième meilleure notation
En vertu de la réglementation bancaire et assurantielle européenne, la règle de la deuxième meilleure notation s'applique.
Par exemple, si un débiteur est noté par trois agences (S&P, Moody's, Fitch), les notations la plus élevée et la plus basse sont écartées, et celle du milieu est retenue. Tant que deux des trois agences maintenaient la France dans la catégorie AA, la notation de référence aux fins du capital réglementaire restait CQS 1.
En d'autres termes, même après la dégradation par Fitch à A+, les régulateurs continuaient de classer la France comme « AA ». Ce n'est qu'après la dégradation par S&P, le 17 octobre 2025, que la France est effectivement passée en CQS 2. Moody's, de son côté, a maintenu sa note AA-, mais l'a placée sous perspective négative le 24 octobre – un signal d'alerte, certes, mais sans conséquence réglementaire à ce stade.
Toutes les dégradations ne se valent pas. Certaines modifient immédiatement la manière dont les institutions financières européennes doivent traiter le risque. D'autres, en revanche, restent sans effet opérationnel. Et pourtant, aucune n'a véritablement fait réagir les marchés.
Illusion réglementaire de la sécurité
Pour la plupart des débiteurs, tels que les entreprises ou les institutions financières, le passage d'un échelon de qualité de crédit, ou credit quality step (CQS), à un autre a une incidence directe sur les exigences de fonds propres. Dans le cas particulier des États souverains européens, même un passage officiel au CQS 2 n'a guère d'importance.
En vertu des règles actuelles, les obligations souveraines de l'Union européenne libellées dans leur propre devise ont en effet une pondération de risque de 0 %. Pourquoi ?
Dans la pratique, les banques ne sont pas tenues de mettre de côté des fonds propres pour couvrir le risque de défaut des emprunts de la France libellés en euros, et ce, quelle que soit la note attribuée à cette dette par les agences de notation.
De même, les assureurs qui détiennent des obligations émises par les États de l'Union européenne (libellées dans leur propre monnaie) ne sont soumis à aucune exigence de capital pour se prémunir contre un éventuel défaut de paiement sur ces titres.
Les seules exigences de fonds propres pour ces obligations proviennent des risques dits « de marché » : le risque de taux d'intérêt, c'est-à-dire la perte potentielle liée à une hausse des taux, et le risque de change, en cas de variation défavorable des devises étrangères. Aucun capital n'est exigé au titre du spread de crédit, c'est-à-dire du risque que le marché exige une prime plus élevée pour prêter à l'État.
Les prêts à la France – ou à tout autre État souverain européen dans sa monnaie nationale – sont considérés comme sans risque de crédit. Ce cadre a été conçu pour éviter la fragmentation et traiter la dette publique de tout État membre européen comme la base du système financier, quelle que soit la situation individuelle de chaque pays.
Paradoxe systémique
Les marchés font bien sûr déjà la distinction entre les États souverains. Les écarts se creusent, les prix des credit defaut swaps (CDS) – qui permettent aux investisseurs de s'assurer contre le défaut d'un émetteur de dette – augmentent et les investisseurs exigent une prime pour les crédits les plus faibles, bien avant que la dégradation ne soit officielle.
Du point de vue des fonds propres réglementaires, le cadre existant ne laisse aucune place à une distinction progressive au sein de l'Union européenne. La conséquence est claire : les États souverains européens sont considérés comme « sûrs » par définition, jusqu'à ce qu'ils ne le soient plus…
Cela crée une sorte d'« effet de falaise » organique. Tant que la confiance institutionnelle reste suffisante, la réglementation atténue partiellement la reconnaissance du risque. Dès qu'un seuil est franchi – souvent un seuil de confiance, plutôt que purement comptable –, la correction devient brutale. Ce qui devrait être une réévaluation progressive se transforme en rupture systémique.
Il y a quinze ans, la crise de la dette publique en Grèce avait suffi à déclencher une crise à l'échelle européenne. Aujourd'hui, la France nous rappelle que l'architecture même de la réglementation européenne rend sa stabilité financière moins graduelle que binaire. Tant que les marchés y croient, tout tient. Mais si la confiance venait à se dérober, ce n'est pas seulement la France qui vacillerait – ce serait toute l'Europe.
Auteur: Rémy Estran CEO - Scientific Climate Ratings, EDHEC Business School
Cet article est issu du site The Conversation
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