Jupé pour rien ? lire
C'est un tournant de la campagne et, dans sa dimension humaine, un
moment dramatique. L'homme qui a pensé la dissolution et orchestré l'offensive de la majorité est en passe d'en être la première victime. Alain Juppé est aujourd'hui au ban des accusés. Les sondages sont assassins à son égard, sur son bilan gouvernemental, mais aussi comme Premier ministre; les sondés plébiscitent sans appel ses adversaires, et même ses rivaux au sein de la majorité. L'allergie au Premier ministre sortant est devenue une donnée de la campagne.
Au sein même de l'aréopage RPR-UDF, les divas rivalisent de cruauté à son égard. Dans cette catégorie, Giscard se montre naturellement un virtuose: cet incontinent du calcul n'a pas pu s'empêcher de donner «une leçon magistrale» au chef de l'Etat et à son Premier ministre sur la dissolution. Au moment de la mise à mort, Giscard est toujours royal dans l'arène. Mais en scandant son slogan «gouverner autrement», emprunté curieusement à un article de Pierre Mauroy datant de l'époque où celui-ci était à Matignon, l'ancien président ne faisait que dire tout haut ce que les députés RPR-UDF en lutte pour leur survie électorale murmurent de plus en plus bruyamment et, pour les plus audacieux, ce qu'ils font savoir en annulant les meetings de soutien auxquels le Premier ministre devait participer. Alain Juppé est devenu le bouc émissaire de la majorité. Le scénario mis au point par le Premier ministre était pourtant un petit chef d'oeuvre de physique électorale: à peu près certain de perdre en mars 1998, pour une conjonction de raisons, et soucieux de poursuivre personnellement la même politique à Matignon, il fallait, selon lui, impérativement provoquer des élections anticipées à l'anglaise. La campagne surprise était vouée en toute logique à la victoire, compte tenu de l'effet de surprise et de la chair à canon électorale dont disposait l'état-major de la manoeuvre, avec les énormes bataillons de députés sortants dont le sacrifice d'une partie pouvait sauver l'ensemble pour cinq ans.
Ce scénario s'est imposé au chef de l'Etat après que toutes les autres solutions eurent été envisagées: tous les projets de remaniement échouaient en effet sur la sainte trinité présidentielle: Chirac avec Juppé faisant la même politique! Jacques Chirac ne voulait changer ni de politique ni de Premier ministre. Tout changement de locataire entraînait selon lui, ipso facto, celui de la politique menée depuis octobre 1995: il se refusait à l'un et à l'autre. C'est pour ne pas avoir voulu, ou pu, changer que le chef de l'Etat s'est engagé dans la dissolution.
Ce tremblement de terre électoral a été déclenché pour sauver Juppé comme Premier ministre.
Pour Jacques Chirac, le choix de Juppé s'imposait. Il lui a semblé logique de prendre tous les risques pour sauver leur couple politique.
De tous ceux, en effet, qui auront pesé dans la carrière de Jacques Chirac, Alain Juppé aura été non seulement le plus constant, le plus fidèle, mais aussi sans doute le plus influent. Un second parfait: excessivement brillant sans jamais jouer à Iznogoud, homme de risques et de décisions dans un univers où l'on mesure et les uns et les autres, fonceur et tenace, expert et courageux, Alain Juppé était l'homme idéal pour accompagner le destin de Jacques Chirac. Son défaut: sa rapidité. Alain Juppé pense et agit trop vite: dès qu'il a dégainé, la réalité sociale doit s'ouvrir comme la mer Rouge devant Moïse, les ministres et les hommes doivent suivre. Son attitude publique est celle d'un général autiste qui fonce et n'entend rien. Cette campagne est d'ailleurs à son image: il avait tout prévu dans ce Kriegspiel électoral, sauf de devoir convaincre les électeurs. Tout était mécanique, rationnel, prévu sauf le discours, sauf le programme, sauf la chair, sauf la séduction, sauf la vision de l'avenir. Avec un chef blessé, face à la mauvaise humeur, face à la campagne socialiste, la majorité en est réduite à la défensive, à battre en retraite, jour après jour, et à rendre ainsi crédible, malgré elle, l'alternative socialiste. Dans l'entourage du maire de Bordeaux, on en est à chercher des idées pour ranimer la campagne. Bientôt, le chef du gouvernement sera contraint d'annoncer lui-même son sacrifice afin de rassurer son électorat. Pour les sympathisants RPR-UDF, cette séparation est en train de devenir une priorité.
La joute des législatives anticipées devait, selon la philosophie politique chiraquienne éprouvée en de multiples occasions, et spécialement en 1995, relancer Alain Juppé en en faisant un chef de guerre victorieux: loin de le relégitimer, la campagne a précipité son rejet. Si les électeurs ne paraissent toujours pas décidés en faveur de l'une ou l'autre solution gouvernementale, ils manifestent en revanche, surtout dans la majorité, une volonté mesurable chaque jour: contraindre Jacques Chirac à divorcer d'Alain Juppé. Et on peut faire confiance à la sophistication politique des Français pour l'imposer au chef de l'Etat, en lui renvoyant une très fragile majorité, ou s'il s'y refuse, pas de majorité du tout. Même si, au final, dans un sursaut dramatique, la majorité finit par l'emporter in extremis à pourcentage égal, en effet, la droite aurait plus de députés que la gauche , ce divorce annoncé est déjà une défaite personnelle et politique pour le chef de l'Etat. Personnelle, parce que l'équilibre chiraquien repose sur ce duo exceptionnel dans les annales de la République moderne; politique parce que le chef de l'Etat va se voir contraint de faire ce qu'il avait refusé de faire et qui avait motivé la dissolution: changer de Premier ministre. Il n'avait pas de solution hier, il va donc devoir en improviser une demain. Sans doute nettement moins bonne à ses yeux. Quel que soit le résultat, cette dissolution est déjà un cauchemar pour ses promoteurs.
Serge July